Se plonger dans la production documentaire grecque contemporaine, et plus précisément celle des dix dernières années, c’est laisser de côté les images attendues de la Grèce, un pays sans véritable tradition dans le documentaire de création. C’est aussi faire un pas de côté par rapport au documentaire francophone, à l’essai européen, pour découvrir des formes qui existent principalement grâce à l’engagement des cinéastes.
Si notre programmation reflète les tribulations de cette dernière décennie, ce n’est pas anodin qu’elle ait lieu aujourd’hui. 2024 est une année charnière pour le cinéma en Grèce. Le Centre du cinéma grec doit fusionner avec l’organisme du crédit d’impôt pour devenir le Centre hellénique du cinéma et de l’audiovisuel, Creative Greece. Un changement aux impacts encore nébuleux mais non sans conséquences : même si les films existaient déjà dans une économie fragile, une camaraderie bien ancrée, voire un artisanat familial, l’inquiétude est grande quant au destin possible du cinéma de recherche.
Ces dix dernières années ont aussi été celles de la professionnalisation, de l’industrialisation accélérée, pour attirer de très grandes productions d’outre-Atlantique. Cela permet évidemment de former des générations de techniciens, mais le grand impensé de cette entreprise reste le cinéma grec, dans ce qu’il a de plus libre, de plus essentiel, notamment le court métrage et le documentaire. Pour notre part, nous faisons confiance aux douze films de cette sélection pour ce qu’ils font le mieux, à travers leurs sujets et leurs formes, à savoir raconter une réalité et ses fantasmes, refléter leur époque. Aller gratter des strates de l’histoire contemporaine de la Grèce, dans ces films où des cinéastes confirmés dialoguent avec des premières œuvres.
Comment éprouver l’émotion d’un événement non représenté ? La Grèce a connu l’occupation allemande et un mouvement de résistance, a ensuite été déchirée par une guerre civile et n’a finalement pas échappé à une dictature. Si l’histoire est connue, elle est peu abordée par le cinéma documentaire. Comment mettre en lumière une histoire enterrée ? Voilà ce que tente Stavros Psillakis dans son dernier film Farewell: the Memory of the Land.
La mémoire et le lieu, avec des dimensions presque cosmiques, sont aussi au centre de la démarche du nouveau film de Filippos Koutsaftis, qui tente d’embrasser le vertige historique des fouilles et des strates du temps. Quelles traces reste-t-il de ces moments de l’histoire d’un pays, dominée pour la Grèce par l’héritage antique, la mythologie et parfois une certaine « archéophilie » réductrice ?
La mémoire reconstruite, mais cette fois d’un site interdit aux femmes, le Mont Athos, encore un lieu manquant au cinéma, est réincarnée dans Light of Light de Neritan Zinxhiria. Serait-ce aussi cela l’accomplissement des productions de ces dernières années ? Réussir à percer le temps, les espaces et les tabous, tisser une relation avec l’indicible, avec l’irrésolu ? Face à l’amnésie politique des déplacements migratoires, dont la Grèce est un important point de passage, Maria Kourkouta en saisit les reflets à travers un miroir qu’elle tend à l’Europe.
Eva Stefani, à laquelle nous consacrons une séance, traverse aussi à sa façon les époques et les formes. En faisant le portrait d’une travailleuse du sexe sur douze ans, elle chronique aussi avec acuité Athènes pendant la décennie de la crise. Si elle a une place singulière dans le paysage grec, elle partage avec deux cinéastes de notre programmation, Evangelia Kranioti et Sophia Farantatou, la nécessité de la confrontation aux stéréotypes sur le sexe. D’un côté les travailleuses du sexe d’une autre époque, de l’autre les libertés de genre, qui sont violemment attaquées.
Alors que la période explorée couvre une dizaine d’années, nous avons choisi des films pour une grande part très récents, de ces années post-covid. Pour autant pas de « film covid », mais une préoccupation grandissante à creuser l’amour et son absence : ce que tente un petit-fils qui, dans In the Sky of Nothingness with the Least, décide de vivre chez ses grands-parents lors du confinement, et se confronte, non sans humour, à ce qu’il y a de plus difficile, la perte d’un être aimé.
Protogala se concentre aussi sur le cercle de la vie, à travers une esthétique sensorielle sur le lien entre humain et animal. Ce lien entre l’humain et la nature est aussi l’objet de Under the Lake de Thanasis Trouboukis, où un monde se noie littéralement et métaphoriquement. Quand l’eau transforme le paysage en village-fantôme, quelque chose semble résister encore.
Olia Verriopoulou
Une programmation de Olia Verriopoulou (programmatrice et réalisatrice) et Christophe Postic.
En présence de Maria Kourkouta et Eva Stefani.
Avec le soutien du Centre Culturel Hellénique de Paris.
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