Fragment d’une œuvre : Robert Beavers

Notice biographique

Ce sont des cinéastes du Nouveau cinéma américain, individuellement, par leur courage et leur liberté qui m’ont amené à devenir cinéaste ; et plus précisément l’engagement inspiré de Gregory Markopoulos. Pendant que je faisais mon premier film à New York en 1966, j’ai vu des films de Kenneth Anger, Ron Rice, Harry Smith et Brakhage (Inauguration of the Pleasure Dome, Chumlum, Early Abstractions, Sirius Remembered) à la Filmmakers’ Cinematheque, et des rétrospectives des films muets de Fritz Lang, Carl Theodor Dreyer et Abel Gance au MoMA et ailleurs, et de Bresson au Bleecker Street Cinema.

Les films muets et le Nouveau cinéma américain ont été la pierre angulaire de mon cinéma.

Je considère que mes premiers pas dans la réalisation sont liés à la Grèce, où j’ai vécu pour la première fois en 1967, et où j’ai tourné Winged Dialogue (1967-68), Still Light (1970), Sotiros (1976-78), The Stoas (1991-97), etc. J’ai développé une fascination pour la Bolex, je plaçais des filtres découpés à la main dans l’obturateur, ou je contrôlais l’espace devant l’objectif au moyen d’un ensemble de caches, dans Early Monthly Segments (1968-70) et dans des films ultérieurs. Les événements dans la caméra entraînaient une trouvaille après l’autre.

Les écrits de Paul Valéry et Léonard de Vinci m’ont amené à Florence, et ceux de Ruskin à Venise ; Rilke et Ponge m’ont appris l’importance des objets en tant que source et mesure. Je choisissais de m’installer là où je pouvais filmer ; c’est la détermination de Markopoulos à trouver des moyens de soutenir le travail cinématographique qui m’a permis de réaliser mes premiers films. J’ai réagi à chaque lieu par un sens de l’équilibre en privilégiant soit une composition statique, soit le mouvement de la caméra. Les décisions conscientes et inconscientes faites durant le tournage devenaient la clef du montage de l’image, et ensuite du son. De Spiracle (1967) à Still Light (1970), le point de départ était homo-érotique et lyrique ; et dans The Count of Days (1969) ou Palinode (1970), j’ai essayé de donner un sens à ma rencontre avec Zurich. Les découvertes et les échecs de mes premiers films ont pavé la voie à From the Notebook of… (1971/1998), lorsque j’ai pris conscience qu’il fallait s’engager sérieusement pour continuer. J’ai regardé la peinture florentine pendant une période brève mais intense, ce qui a influencé ma manière de penser les angles et le choix des objectifs pour Work done (1972-1990) et The Painting (1972-1999) et l’espace filmé de Ruskin (1975/1997).

Le milieu des années soixante-dix a été marqué par un accident de la route que j’ai eu près d’Athènes. Après Sotiros, la réalisation est devenue plus lente et les formes des films plus fortes.

Notre choix de vivre sans résidence fixe, voyageant constamment afin d’obtenir de l’aide pour faire du cinéma, a impliqué une concentration intense et des défis existentiels. Les tournages de The Hedge Theater (1986-90/2002), The Stoas (1991-97) et The Ground (1993-2001) ont été pour moi l’accomplissement de cette manière engagée de vivre.

Après la mort de Gregory [Markopoulos] en 1992, j’ai créé un espace dédié aux archives à Zurich et deux associations à but non lucratif pour financer la restauration, la conservation et la projection des films, et j’ai remonté la plupart des films que j’avais faits jusqu’alors. Pendant dix ans, j’ai fait les allers-retours entre l’Europe et les États-Unis, faisant des internégatifs et des copies de projection au Cinema Arts en Pennsylvanie et en présentant des rétrospectives et d’autres projections. Tout en travaillant sur My Hand Outstretched to the Winged Distance and Sightless Measure, un cycle de dix-huit films, je suis retourné en Grèce pour filmer The Ground là où j’avais tourné Winged Dialogue en 1967. Pendant le tournage sur l’île d’Hydra, j’ai senti à quel point mes aspirations ascétiques coïncidaient avec un profond désir de vie.

La réapparition de la couleur et la recherche d’un nouveau type de mouvement de caméra ont été la réponse à un changement vital après avoir terminé ce cycle. Mon retour au cinéma aux États-Unis s’est fait tout seul : d’abord en filmant l’intimité de la maison de ma mère dans Pitcher of Colored Light (2007) puis l’appartement situé à Brooklyn de Jacques Dehornois pour The Suppliant (2010). Fabriquer, projeter et conserver des films sont devenus les trois dimensions de mon existence ; en toile de fond, l’idéal d’autosuffisance et d’indépendance.

La Suisse est restée au centre de mon activité. Habitant d’abord une vieille ferme à Zug (1993-98) et plus tard à Zumikon (1999-2011), j’ai créé de nouvelles pistes sonores pour quasiment tous mes films dans le studio audio de Christian Beusch. Pendant mes années à Zumikon, j’ai vécu dans l’appartement au rez-de-chaussée en dessous de chez Dieter et Cécile Staehelin ce qui m’a donné un point de vue très personnel sur leur vie. Mes films, Listening to the Space in My Room (2013) et “Der Klang, die Welt…” (2018) parlent de cette transvaluation : la musique comme métaphore du renouveau de l’amour et de l’amitié. Après des décennies sans domicile fixe, j’avais l’occasion de filmer dans un espace bien habité.

Après 2003, j’ai partagé mon temps entre Zumikon et Berlin, travaillant ici ou là, et depuis 2011 je vis à Berlin et travaille dans un studio à Wilmersdorf. Ute Aurand a été la principale source de ma vie berlinoise, comme on le voit dans The Sparrow Dream (2022). Les sources d’inspiration sont diverses et inattendues.[1]

Quelques éléments

En tant que cinéaste qui a développé un certain nombre de thèmes et de formes filmiques, je tire mon inspiration de choses en germe bien avant qu’elles ne deviennent vraiment le point de départ d’un film. Ces sources proviennent de ce que je vois, de mes lectures ou de nombreux autres élans de la vie quotidienne.

Ma façon de travailler est une recherche tâtonnante possible du fait que je tiens l’ensemble du dispositif de fabrication d’un film entre mes mains en tant qu’opérateur, monteur et ingénieur du son. Je commence avec quelques notes que je continue d’écrire pendant l’avancée du tournage, je considère mon cahier comme un lieu dans lequel il faut être patient et un lieu pour soutenir la continuité de mon travail, un lieu pour réfléchir aux étapes futures et où je reste ouvert aux ajouts ou retraits imprévus.

Pendant le tournage, je m’impose de composer chaque image et de communiquer directement par la création d’un espace particulier. Je réagis à un lieu ou une figure en choisissant l’angle et la distance. Je déplace la caméra moins souvent que je ne crée un mouvement en tournant l’objectif au début ou à la fin d’un plan. Ce qui m’intéresse est de simplifier l’image et d’équilibrer le mouvement avec la fixité. Les transitions sont effectuées à travers la rotation de l’objectif ou un fondu. Mais rien de tout ceci ne doit être exagéré.

Pour moi, réaliser un film c’est comme de l’architecture, l’ensemble du processus est nourri par de nombreuses phases de développement, et la vision de chacune d’entre elles entraîne la suivante. Le travail n’exclut pas la spontanéité. Le tournage s’étire au-delà de lui-même et donne une impulsion centrale. Il a sa temporalité. L’observation rend visible une richesse intérieure.

Le montage est composé à travers une vision qui s’épanouit du début à la fin. Je commence en enlevant deux photogrammes de chaque plan et je colle ces images sur un bout de feuille blanche et je fais des listes. Je monte mes films avec un équipement minimal, je regarde ces pages de photogrammes, puis je sélectionne un plan que j’examine à la lumière, je regarde les listes, qui me permettent d’avoir une vue d’ensemble de l’intégralité du matériel filmique. Parce que je n’ai pas l’habitude de voir et revoir l’image en mouvement sur la table de montage, j’ai la liberté de créer le film dans mon œil mental, en m’appuyant sur mes souvenirs du tournage en tant que tel et du rythme qu’il contenait. Je construis les phrases d’images en observant ces pages de petits photogrammes 16 mm. C’est un processus de mémorisation active puis de sauts soudains. Chercher comment les images communiquent les unes avec les autres n’en est qu’une partie. Je juge aussi de la longueur, autant par le métrage de la pellicule que par sa durée de projection.

Parfois, ça m’intéresse de créer une structure dense ou solide dans le film final. J’associe cela avec l’expérience que j’avais eu lorsque, garçon, j’ai brièvement étudié le latin. J’ai remarqué comment les mots dans la phrase que je traduisais s’assemblaient comme des pierres taillées ; c’était très différent de l’anglais. Dans mes premiers films, j’ai créé un rythme polyphonique imposé par le montage ; dans mes films plus tardifs, j’ai cherché à équilibrer les mouvements de caméra et le mouvement à l’intérieur de chaque cadre avec des moments de fixité afin que le rythme ne soit pas seulement signalé par la coupe. Atteindre la vérité en un instant ; revenir à l’instant et dans l’image atteindre la vérité : c’est une merveille qui provient de l’invisible ; c’est ce que montre l’image projetée.[2]

Séances animées par Federico Rossin, en présence de Robert Beavers.

[1] Ce texte a été rédigé pour la rétrospective organisée par Mark Webber en 2007 à la Tate Modern et publié dans la brochure qui l’accompagne : To the Winged Distance: Films by Robert Beavers.

[2] https://robertbeavers.com/about/

23/08/2024

21:00

Salle Cinéma

les films de la séance

Work done

Work done

Robert Beavers | 1972/1999 | 22'

AMOR

AMOR

Robert Beavers | 1980 | 15'

Ruskin

Ruskin

Robert Beavers | 1975/1997 | 45'