Route du doc : Algérie

Consacrer une programmation au cinéma documentaire algérien contemporain part d’un double élan : rendre visible une cinématographie encore souvent marginalisée et saluer une génération de cinéastes dont les gestes documentaires, discrets mais puissants, tracent une mémoire vivante et politique.
Loin des récits épiques figés ou des images de guerre ressassées, ces films courts et longs, produits entre 2015 et 2025 réunis dans cette Route du doc sondent les silences de l’Histoire, les fractures de l’intime et les angles morts de l’Algérie contemporaine.
Cette vitalité documentaire, bien qu’émergente, se confronte à un manque persistant de soutien institutionnel.

Pourtant, des films existent – grâce à la ténacité de leurs auteur·ices, à de rares coproductions internationales et à des initiatives locales souvent menées en marge des circuits officiels. On y trouve des récits ancrés dans le réel, des formes hybrides, des écritures où une éthique du regard l’emporte sur le spectaculaire.
Cette programmation se veut l’écho des mutations en cours dans la société algérienne, de son besoin de se dire autrement et de se raconter par elle-même. Le documentaire y devient un lieu d’invention formelle, d’archives sensibles, mais aussi de résistance douce. Une multitude de regards qui racontent l’Algérie depuis ses marges, ses quartiers, ses montagnes, son désert et ses mémoires oubliées. Ce mouvement n’est pas né de nulle part. Le cinéma documentaire algérien s’est tissé dans une tension constante entre récit national, mémoire populaire et contre-discours. Porté par les espoirs, les blessures et les silences d’un peuple en quête de soi, il fait émerger une voix singulière, à la fois politique, sensible et poétique. Dès 1954, avec la guerre d’Indépendance, le documentaire devient une arme politique. Le FLN crée un service cinématographique du maquis pour documenter la lutte et sensibiliser l’opinion. Marqués par les solidarités internationales, ces films tournés dans l’urgence et la clandestinité et témoignant de la lutte du peuple algérien pour sa libération sont autant de fragments d’une mémoire de la résistance.
Avec l’Indépendance, le documentaire devient un instrument de construction nationale. L’État finance un cinéma exaltant les héros de la Révolution et les projets de développement. Mais cette hégémonie narrative laisse peu de place à la complexité. Certains films résistent. En 1978, Assia Djebar signe La Nouba des femmes du mont Chenoua, œuvre fondatrice par son hybridité formelle. Témoignages de femmes, chants, errances poétiques et silences habités s’y abritent. Djebar invente un geste cinématographique qui conjugue intime et politique, parole et silence, documentaire et fiction.
Les années 1980 marquées par la crise économique plongent le cinéma algérien dans une léthargie. Les salles ferment. Les financements publics s’effondrent. Pendant un temps, la télévision prend le relais du cinéma et produit des films documentaires ambitieux, qui, en dépit d’un élan de visibilisation, restent à découvrir. On pense à Azzedine Meddour et à Combien je vous aime (1985) qui, dans le sillage d’Assia Djebar avec La Zerda ou les chants de l’oubli (1982), détourne avec une ironie mordante les images de la propagande coloniale ou encore à Barberousse mes sœurs (1985) de Hassan Bouabdellah qui recueille la parole si rare des femmes ayant lutté durant la guerre de Libération.
Après la « décennie noire », une nouvelle génération de cinéastes renouvelle le langage du réel. Souvent formé·es à l’étranger ou en autodidactes, iels s’emparent de la caméra pour sonder les silences de l’histoire et les fractures sociales nées de la crise. Malek Bensmaïl, s’étant particulièrement intéressé aux institutions, devient une figure centrale avec Aliénations (2004) et La Chine est encore loin (2008). En l’absence d’écoles de cinéma, la société civile s’active et des initiatives naissent pour y remédier. Créés en 2007, les ateliers de formation « Cinéma Mémoire » fondés par Habiba Djahnine – cinéaste, poétesse et formatrice – incarnent ce souci d’éthique et de transmission.
Ces dix dernières années, une autre génération de cinéastes documentaires compose, film après film, une constellation sensible des silences, des espoirs et des mémoires enfouies. Leurs œuvres, échos du geste cinématographique d’Assia Djebar, se déploient comme autant de fragments d’un récit commun, arraché à l’oubli. Ce sont des films qui prennent le temps d’écouter, de tendre vers, d’attendre, de recueillir des voix – celles qu’aucune archive officielle n’a jamais su contenir.
Ainsi, Atlal de Djamel Kerkar explore les ruines d’un village marqué par la « décennie noire ». Rythmé par des rencontres et des récits, les cicatrices du paysage y dialoguent avec les mots hésitants des habitants, dans une tentative de dire l’indicible. Quelques années plus tard, dans Amsevrid de Tahar Kessi, un autre chemin s’ouvre : celui d’un homme qui marche, solitaire, à travers des territoires hantés par la mémoire, en quête d’un passé, rythmé par des récits éclatés, non raconté, mais pourtant récent, le « Printemps noir ». Chez Kessi comme chez Kerkar, la marche est déjà un chant sourd, une manière d’habiter un territoire blessé.
Cette attention aux territoires s’exprime aussi dans Houbla de Lamine Ammar-Khodja où les déambulations d’une jeune femme à Alger deviennent un manifeste doux-amer sur la précarité et l’impossibilité de se projeter. De l’abattoir d’Alger filmé avec pudeur dans Dans ma tête un rond-point de Hassen Ferhani aux jardins suspendus de Houbla, une même économie du regard est à l’œuvre, une manière de filmer l’attente, les gestes ordinaires, la poésie du quotidien.
Ailleurs, en Kabylie, avec Nnuba, les poèmes s’échangent à pleine voix et font circuler les récits de vies, en veillant sur le troupeau. Dans Dis-moi Djamila, si je meurs, comment feras-tu ? de Leïla Saadna, le mot « ghorba », cet exil masculin si souvent évoqué, prend un sens inattendu. À travers le récit de sa grand-mère à Sétif, la cinéaste fait entendre l’envers de l’exil, celui des femmes marquées par la « double absence » décrite par Sayad – absentes ici comme là-bas, mais porteuses d’un lien invisible entre les rives. Le film devient un chant murmuré à travers les générations, une tentative de retisser ce que l’exil a rompu. Khamsinette d’Assïa Khemissi nous emmène plus au sud, à Timinoun. À travers des archives sonores et des images d’aujourd’hui, la cinéaste convoque les voix du désert dans un hommage à une culture qui résiste à l’effacement.
Avec Fragments de rêves de Bahïa Bencheikh-El-Fegoun, une autre voix émerge, plus collective, et résolument militante. Le film croise les témoignages d’acteur·ices de la société civile et des images d’archives glanées sur les réseaux sociaux depuis 2011. Il en ressort un portrait du mouvement social algérien animé d’un désir profond de liberté, de paix, de justice. Ici le chant devient cri – dans la rumeur de la rue, dans les mots tranchants, les slogans, les voix qui bousculent et interrogent, annonciatrices du Hirak.
À Mansourah, tu nous as séparés de Dorothée-Myriam Kellou s’ouvre sur un silence, celui d’un père qui, pendant des années, n’avait rien dit de son enfance déplacée. Avec sa fille, il retourne à Mansourah, son village natal. À travers leurs pas et leurs paroles, le film trace un espace de transmission – entre mémoire familiale et oubli collectif, entre l’Algérie rurale d’hier et les questions d’aujourd’hui. Le cinéma s’y dévoile langage hérité, transmis de père en fille, pour combler les non-dits autant que les absences de l’histoire.
Le fil du chant, discret, mais constant, relie tous ces films. Chant des gestes répétés, des voix qui racontent, des mémoires qui s’énoncent par bribes, des musiques qui traversent les générations. Le chant unit, le chant apaise, le chant transmet. De La Nouba à Avant Seriana, dans cette sélection, il est ce que le cinéma capte sans vouloir l’enfermer : un souffle, une parole qui circule, fragile et tenace, une mémoire à sauver, un présent à vivre.

Nabil Djedouani

Une programmation de Nabil Djedouani (programmateur, Rencontres Cinématographiques de Béjaïa – Archives numériques du cinéma algérien) et Christophe Postic.
En présence de Lamine Ammar-Khodja, Sonia At Qasi-Kessi, Bahïa Bencheikh-El-Fegoun, Hassen Ferhani, Tahar Kessi, Leïla Saadna et Habiba Djahnine.

23/08/2025

10:15

Salle Scam

les films de la séance

Avant Seriana

Avant Seriana

Samy Benammar | 2024 | 19'

À Mansourah, tu nous as séparés

À Mansourah, tu nous as séparés

Dorothée-Myriam Kellou | 2019 | 67'