Fragment d’une œuvre : Chick Strand

Ethnographies sauvages

Chick Strand (1931-2009) est une cinéaste pionnière, dont les films comptent parmi les œuvres fondatrices de l’underground américain de la côte ouest. Son travail expérimental est un mélange de formes documentaires, de questionnements ethnographiques (elle était diplômée d’anthropologie), et d’une manière poétique de monter images et sons. Ce qui frappe d’abord dans ses œuvres, c’est le mouvement continu de la caméra. Strand essayait toujours de saisir les corps et les détails en gros plan : « J’aime tenir la caméra près de mon corps lorsque je filme ». Sa technique très personnelle produit des images charnelles et intimes, picturales et matérielles.

Au cours de sa longue carrière, elle a effectué plusieurs voyages au Mexique, réalisant des portraits de personnes qu’elle rencontrait autour de Guanajuato. Et c’est précisément dans le genre du portrait filmé que Strand excelle, rigoureuse et novatrice comme peu d’autres. Si les femmes sont souvent les protagonistes de ses films, Strand a toujours refusé, comme Chantal Akerman, de se définir comme cinéaste féministe. Aujourd’hui, nous redécouvrons ses œuvres portées par ses relations intuitives et passionnées avec les gens, la lumière, le son et la vision. Son mélange de sensualité et de lyrisme est un hymne vibrant à la vie et aux êtres.
Federico Rossin

ANTHROPOLOGIE / FILM
Les films anthropologiques sont dénués d’intimité, de profondeur, de cœur et, par-dessus tout, d’art. Les personnes y sont filmées comme si elles tenaient le rôle secondaire d’une pièce culturelle. On vient superposer une interprétation étrangère à leur vie. Les films ne montrent que ce que les anthropologues pensent qu’il est important de montrer, et non pas les choses que les protagonistes jugent importantes dans leur vie. Ce n’est qu’en leur laissant la parole que nous pouvons découvrir ce qui est réellement important.  Qu’est-ce qu’on rate ? À quel point, par le silence et l’indifférence, les anthropologues contribuent-ils à la destruction d’humains et de leurs cultures ? Le passage à la réalisation des anthropologues a été un échec cuisant. La conclusion à laquelle j’arrive est qu’il faut retirer les caméras des mains des anthropologues, et laisser le cinéma aux artistes.

ART / ETHNOGRAPHIE
Les réalisateurs de films ethnographiques ne devraient pas hésiter à faire usage de techniques cinématographiques bien qu’ils pensent qu’elles ne permettent pas de présenter les événements dans leur contexte. Lorsqu’ils sont présentés correctement, les spectateurs replacent les événements dans leur contexte. Lorsqu’il faut choisir, dans la réalisation ethnographique, entre l’ethnographicité et l’art, beaucoup d’anthropologues croient que l’art doit être sacrifié au profit des considérations ethnographiques. Je ne peux pas imaginer une situation dans laquelle il faudrait choisir. Il est toujours possible de proposer une représentation qui soit artistique. J’ai développé une approche progressiste et radicale du cinéma ethnographique, au regard des méthodes admises par l’anthropologie. Les films ethnographiques peuvent et doivent être des œuvres d’art, des symphonies d’un tissu social, des odes à la ténacité et singularité de l’esprit humain.

CULTURE / PEUPLE
Je pense que le cinéma devrait être utilisé pour envisager de nouvelles manières de récolter des informations par le biais des individus qui vivent dans une culture donnée. J’aime faire des films sur une personne, ou une famille, ou deux personnes de cultures différentes dans un processus d’acculturation. En regardant en détail des vies particulières, j’obtiens une vision microscopique de l’un des fils qui forme la tapisserie d’une culture entière. Avec plusieurs films, je commence à voir la manière dont les fils sont entrelacés, dont ils se séparent et se raccommodent.

DOCUMENTAIRE / FICTION
Je ne sais pas où l’on trace la frontière de toute façon. Certaines personnes diraient que Soft Fiction est documentaire. Pour moi, l’idée du documentaire est la même que dans Night Mail [documentaire britannique réalisé par Harry Watt et Basil Wright en 1936] où tout est mis en scène ; ils utilisent des éclairages parce qu’ils tournent en 35 mm et les types ont des rôles écrits, mais ce sont les vrais types. Je tourne dans le style documentaire. Mais Fever Dream, ce sont mes mots, c’est de la poésie, c’est un poème visuel. Mais pas Soft Fiction. Encore aujourd’hui, je ne sais pas si l’histoire d’un protagoniste est vraie ou non. Je veux dire que c’est lié au souvenir. Je suis bien plus intéressée par la manière dont ça se rapproche d’Alain Resnais – avec L’Année dernière à Marienbad (1961) – que de savoir si ça a un lien avec Salesman (Albert et David Maysles, 1969).

INTUITION / ESTHÉTIQUE
Tout cela est tellement intuitif. Je n’ai aucune idée de ce que mes films veulent dire lorsque je les fais. Ça m’ennuie de chercher à comprendre. Ça m’ennuie vraiment. Si j’en connaissais le sens, il n’y aurait aucune raison de les faire. Cela n’aurait rien d’amusant. Je saurais déjà. J’ai raconté ça maintes et maintes fois ; ça commence à sonner creux et plus très nouveau. C’est un je-ne-sais-quoi en moi qui fait ça. Je ne sais probablement pas quel est le sens de mes films aujourd’hui. Je les regarde et je me dis : « pourquoi j’ai fait ça, c’est vraiment bête ». Et puis je les revois et je pense que c’est pas si mal. Je m’intéresse à l’esthétique, mais je n’ai vraiment aucune théorie là-dessus. Sans doute que mon sens de l’esthétique est déterminé par ma culture et tout le reste. Nous sommes un méli-mélo de tout un tas de choses. Alors j’essaye d’accepter cela et de faire avec.

OBJECTIF / SUBJECTIF
Qu’importent les précautions que je pouvais prendre, je savais qu’il n’y avait aucun moyen de rester en dehors de tout ça. Même si je ne faisais qu’installer et laisser tourner la caméra jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de pellicule, ça restait subjectif. À quel moment, d’une journée, d’une semaine, ou d’une année, faudrait-il déclencher la caméra ? Tout est arbitraire, tout est aléatoire, tout est défini culturellement. Il ne reste pas grand-chose sur quoi s’appuyer. Les films ethnographiques ne peuvent en aucun cas être objectifs. Il n’y a que des degrés de subjectivité. Il me semble logique que les femmes partagent leur manière singulière de communiquer à travers la forme du film ethnographique.

POTENTIALITÉ / NORME
Lorsqu’il s’agit d’essayer de comprendre l’expérience humaine, le cinéma est un outil immédiat, intime et révélateur. Mais les anthropologues sont réticents à utiliser pleinement son potentiel. « Pas de gros plans s’il vous plaît, disent-ils, ça ne correspond pas à un point de vue normal. » Mais il est normal pour le nourrisson d’être proche du visage de sa mère, normal pour l’amoureux d’être proche du corps de l’être aimé, normal d’être à quelques centimètres du visage d’un ami, de le regarder dans les yeux et d’avoir une discussion intime, normal dans ce cas de ne voir que le visage de son ami et non son propre visage. « On n’isole pas les mouvements », disent-ils. Mais il est normal qu’un enfant assis derrière des femmes qui pilent le maïs ne voie que les mouvements de leurs mains, normal de saisir du coin de l’œil des bribes du costume de quelqu’un qui danse à côté de soi, normal de ne voir que le flanc de la vache que l’on traie. Peut-être est-il normal pour les anthropologues de rester à distance, mais pas pour les personnes qui vivent dans cette culture.

RÉVÉLATION / PRÉPARATION
Pour un artiste, une trop grande préparation limite l’œil, fatigue l’esprit, entrave la perception et, bien pire, réduit la possibilité d’être ouvert à des révélations. Je ne veux pas trop en savoir à l’avance sur le film que je m’apprête à faire. Mes films évoluent sur le terrain. J’essaye de ne pas avoir trop d’idées préconçues sur ce que je m’apprête à montrer dans le film ou le genre d’événements que je vais filmer. Une fois sur le terrain, je suis en mesure de chercher à tirer le meilleur de ce qui s’offre à moi, de voir ce qui est réellement important sans être aveuglée par des idées préconçues. Les artistes enregistrent la vie, avec une perception aiguë de la condition humaine.

VISION / TRAVAIL
J’avais en tête une image des films documentaires des années trente – des choses dans un noir et blanc somptueux. Cette vision se passait au Mexique, donc je pouvais certainement la trouver. Je voulais avoir un homme avec une charrue tirée par un bœuf. Ça semble faisable, non ? Mais il faut que ce soit la bonne colline. Il faut qu’il y ait des nuages dans le ciel. Il faut un arbre juste comme il faut. Et on ne doit pas voir l’horizon, parce que cet homme est sur une petite colline. Il se détache du ciel, à côté de la silhouette d’un arbre. C’était très clair dans mon esprit. C’était ce qu’il fallait que je fasse. Je ne sais pas pourquoi. Alors, avec mon mari, nous avons sillonné tous les petits pueblos jusqu’à trouver cette image. D’autres personnes aiment travailler avec un scénario et tout ce qui va avec. Ce n’est pas mon cas, mais je ne dis pas ça pour critiquer. C’est juste une autre façon de travailler…

FEMME / HOMME
Il y a un cinéma dans lequel il me semble que les femmes ont la responsabilité d’essayer de représenter les autres femmes de manière plus directe, et c’est dans le champ du cinéma ethnographique. La plupart des anthropologues sont des hommes et, invariablement, ils réalisent des films sur les hommes, insistant plus que de raison sur leur rôle et reléguant les femmes à des rôles secondaires. Il est très rare que des femmes aient été les « stars » de films ethnographiques. Je pense que ce n’est pas seulement parce que les hommes ne pensent pas à faire des films sur les femmes, mais aussi parce que les hommes pensent que les femmes n’occupent qu’une place secondaire (après tout, est-il plus important de s’entretuer ou de socialiser les enfants ?) et parce que les hommes ont de sérieuses difficultés à nouer des relations avec les femmes de la culture à laquelle ils s’intéressent. Les premières personnes avec lesquelles je me lie d’amitié au sein d’une autre culture sont les femmes, parce que je suis une femme et que j’ai vécu des expériences similaires aux leurs. Nous partageons un sentiment de sororité, celui d’une expérience, d’un savoir et d’une intuition partagés (l’intuition est un terme exclu du vocabulaire de l’anthropologie telle qu’elle est faite à partir d’un prisme masculin) que les hommes ne pourront jamais ressentir entre eux. Aucun homme ne peut réaliser un film sur les femmes d’une autre culture s’il veut faire un film crédible, car cela lui demanderait d’être capable de communiquer d’une manière qui va au-delà de la méthodologie et de l’approche « scientifique ».

Montage d’extraits de Chick Strand réalisé par Federico Rossin.
Séances animées par Federico Rossin.

23/08/2025

10:00

Salle Cinéma

les films de la séance

Anselmo

Anselmo

Chick Strand | 1967 | 4'

Cosas de mi vida

Cosas de mi vida

Chick Strand | 1975 | 25'

Anselmo and the Women

Anselmo and the Women

Chick Strand | 1986 | 35'

Mujer de Milfuegos

Mujer de Milfuegos

Chick Strand | 1976 | 15'

Guacamole

Guacamole

Chick Strand | 1975 | 10'

By the Lake

By the Lake

Chick Strand | 1986 | 10'