Il est possible qu’il y ait un côté archéologique, un côté mort : si certaines situations n’existent plus ou tendent à disparaître, il n’est pas nécessaire de déterrer un passé douloureux. Ce qu’il faut, c’est construire un présent solide avec lequel articuler l’avenir. Mais je pense qu’il est important de rendre hommage et de se souvenir de ceux qui ont vécu et sont morts en mendiant[1].
En affirmant qu’António Campos (1922-1999) est le plus grand documentariste portugais, nous ne disons rien de son œuvre, si singulière dans le contexte du cinéma européen moderne.
Campos n’a jamais vraiment été un réalisateur professionnel. Il a commencé en faisant du théâtre amateur à Leiria, et sa carrière s’est développée en tant que cinéaste amateur, travaillant toujours seul. Il est devenu le nom le plus représentatif d’un circuit de production alternatif qui s’est beaucoup développé depuis le milieu des années cinquante avec le mouvement des ciné-clubs. Si on considère les formats de ses films, on peut constater qu’il commence avec le 8 mm, et qu’il tourne un seul long métrage en 35 mm à la fin de sa carrière. Là où la modernité du cinéma identifie souvent la ville – Lisbonne – comme le centre de ses intérêts, Campos ne quitte jamais le Portugal profond, la campagne (Leiria) et les lieux de sa mémoire (Vieira), restant toujours aux côtés des déshérités – paysans et pêcheurs. C’est ce qui le différencie et l’éloigne du cinéma portugais de son époque, réalisant ainsi une œuvre véritablement indépendante à bien des égards : « Je ne peux pas me considérer comme un égal ou m’asseoir à la table des réalisateurs portugais[2]. »
Pour compléter ce portrait introductif de l’œuvre documentaire de Campos, il convient de préciser la relation fondatrice qu’il entretient tout au long de sa vie artistique avec la fiction. Car Campos débute par la fiction – adaptation de deux nouvelles (Um Tesoiro, 1959 ; O Senhor, 1959, censuré par la PIDE, police politique de l’Estado Novo) – et y revient toujours lorsque les moyens financiers le lui permettent (A Invenção do Amor, 1965 ; Histórias Selvagens, 1978 ; Ti Miséria, 1979 ; Terra Fria, 1992 ; A Tremonha de Cristal, 1993). Comme tous les cinéastes portugais qui réalisent des films documentaires entre 1950 et 1990, il se tourne vers le cinéma du réel presque comme s’il s’agissait d’un ersatz, à une époque – les années de la dictature – où ce genre cinématographique est le seul moyen de continuer à faire des films dans une relative liberté.
Si pour la majorité des auteurs portugais les projets de fiction sont sous-jacents au travail documentaire, dans le cas d’António Campos « ce sont les œuvres de fiction qui semblent révéler un arrière-plan documentaire[3]. » Les caractéristiques formelles et stylistiques majeures de ses films documentaires se retrouvent d’abord dans ses films de fiction, des œuvres que la critique a longtemps sous-estimées ou évité d’analyser, des œuvres sans lesquelles nous ne pouvons pas aujourd’hui saisir la véritable identité artistique de cet auteur inclassable.
Prenons l’exemple de ses deux premières fictions évoquées précédemment : Um Tesoiro et O Senhor. La dimension d’anticipation, par rapport à son corpus documentaire à venir, est frappante. Ils sont réalisés dans les « Monument Valleys » de Campos : la communauté de pêcheurs de Vieira de Leiria (où il reviendra en 1975) et la communauté rurale qu’il n’abandonnera jamais. Campos rejette radicalement le ton ruraliste et l’imagerie bucolique si chers à l’idéologie salazariste : il s’agit pour lui d’un rejet éthique, voire politique, assumé précisément à partir de son parti pris formel. Une extrême concision narrative s’accompagne d’une précision formelle absolue qui n’est jamais entachée d’aucune esthétisation du réel : « la création d’une image est avant tout la création d’un environnement, ou d’une preuve physique, de laquelle découlera la force de l’image elle-même[4] ». Campos montre et résout toute la complexité et la violence d’un monde en très peu de plans, refusant la redondance baroque et faisant preuve d’une grande intensité esthétique et d’une incroyable force du récit par ses seuls cadrages (on pense bien évidemment au cinéma soviétique et à Robert Flaherty). José Manuel Costa a ainsi résumé la poétique de l’amateur de Leiria : « le programme de toutes les œuvres de fiction et documentaires ultérieurs a été ainsi esquissé : regarder le peuple et la nature avec une précision et une intensité qui, à la limite, sont toujours à la lisière d’une autre dimension ; regarder la réalité avec une tension (on pourrait même dire avec une irrationalité) qui vient de la réalité elle-même, comme si l’auteur et l’objet s’identifiaient, ou comme si la nature se regardait elle-même[5] ».
Pourtant, l’œuvre de Campos a souvent fini par être rangée dans la catégorie des documentaires ethnographiques et/ou anthropologiques, alors qu’à la manière de Vittorio De Seta en Italie (dont il partage l’envergure formelle et la méfiance envers le progrès), Campos s’intéresse davantage à la puissance narrative et tragique produite par la menace de la disparition d’un monde ancestral, qu’à la valeur purement documentaire de ce même monde. Pour lui, le conflit ancien-moderne, topos du récit anthropologique, est avant tout un puissant moteur d’imagerie narrative : c’est dans la réalité – le village voué à la destruction dans Vilarinho das Furnas (1971), le dépeuplement des campagnes provoqué par l’émigration dans Falamos do Rio de Onor (1974) – que Campos saisit la possibilité de dramatiser le réel à travers le réel lui-même.
Avant de recevoir un soutien économique de la Fundação Calouste Gulbenkian, il ne bénéficie d’aucun financement public et réalise pendant longtemps ses films en autoproduction, avec peu de moyens. Campos est un vrai cinéaste de la communauté, loin des destins personnels, et surtout des communautés délaissées par la modernité et par la violence du capitalisme et du « progrès », pendant et après la dictature. Il recherche sans cesse une complicité intégrale avec les habitants dont il filme le quotidien, les gestes du travail, les moments festifs. Comme l’écrit Francisco Ferreira, Campos « s’impose la règle de vouloir vivre, se comporter et même parler avec les manières des villageois […] dans une “immersion” dévouée[6]. »
Ni moderne ni classique, mais surtout fièrement isolé et libre, Campos est avant tout un cinéaste éthique, l’auteur solitaire d’un cinéma épuré loin de toutes modes et écoles. Et le refus du formalisme naît chez Campos sur le terrain même de la réalité de la rencontre et du tournage : le respect, l’attention et l’écoute du monde qu’il filme le conduisent à ne pas le défigurer par des effets de style, mais à le filmer toujours à la même hauteur, avec humilité, modestie et humanisme, par instinct et non pas par théorie ni posture. En ce sens, son œuvre la plus étonnante, libre et chaotique est sans doute Gente da praia da Vieira (1975) : pour écarter les rigidités idéologiques du militantisme tout en restant politiquement juste à l’égard du moment historique (un an après la révolution des Œillets), Campos réalise un vrai manifeste filmique pour une polyphonie documentaire bâtie sur un éclatement assumé du récit.
António Campos travaille toujours dans le paradoxe temporel et ontologique au cœur de l’image documentaire : filmer et enregistrer le présent, tout en ayant conscience « d’une disparition dans un futur proche », un court-circuit temporel qui donne à ses films « une sorte de fatalisme stoïque qui est, dans une certaine mesure, la caractéristique [de son cinéma][7] », comme l’affirme Ricardo Vieira Lisboa. Cette spectralité mélancolique, cette archéologie fièrement anti-nostalgique sont souvent incarnées par la dissociation de l’image et de la bande-son, qui fonctionnent comme deux pistes indépendantes : pendant que la narration documentaire est portée par la parole et les témoignages, les images désynchronisées détaillent les gestes et les rituels. Campos sait transformer le manque de moyens techniques en véritable poétique de l’après-coup : en emboîtant dans ses films plusieurs temporalités et strates mémorielles, il les transforme en œuvres qui interrogent le processus de création et de captation, le tournage et la mise en scène. Cela se fait toujours dans la finesse et la modestie, sans éclats modernistes, ni clins d’œil ouvertement autoréflexifs. En même temps, le cinéma d’António Campos « bien que souvent construit autour de l’idée du passé – imaginé, construit et sélectionné –, renvoie à un futur dans lequel, enfin, il sera pris comme témoignage d’un certain pays[8]. »
Federico Rossin
Séances animées par Federico Rossin en présence de José Manuel Costa.
[1] Manuela Penafria, O Paradigma do Documentário: António Campos, Cineasta, Livros LabCom, Covilhã, 2009, p. 11.
[2] AA. VV., António Campos, Cinemateca Portuguesa-Museu do Cinema, Lisboa, 2000, p. 134.
[3] José Manuel Costa, « A proposito del documentario », dans Amori di Perdizione. Storie di Cinema Portoghese, 1970-1999, Simona Fina, Roberto Turigliatto (dir.), Festival du Film de Turin, Editions Lindau, Turin, 1999, p. 52.
[4] Ibid., p. 53.
[5] Ibid., p. 52.
[6] Francisco Ferreira, To Campos What Is Campos’, texte d’introduction à la rétrospective António Campos pour le catalogue du Festival Internacional de Documentaís Play-Doc, 2022, https://www.play-doc.com/en/restrospectivas/antonio-campos/
[7] Ricardo Vieira Lisboa, « Play-Doc 2022: António Campos, a geometria das relações », A Pala de Walsh, 2022, https://apaladewalsh.com/2022/05/play-doc-2022-antonio-campos-a-geometria-das-relacoes%EF%BF%BC/
[8] Catarina Alves Costa, « A vocação etnográfica do cinema de António Campos », Doc On-line, n° 32, septembre 2022, https://ojs.labcom-ifp.ubi.pt/doc/article/view/1194
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