Histoire(s) du documentaire – Le Portugal avant et après la Révolution

Comment rendre hommage à la Révolution du 25 avril 1974 sans tomber dans la rhétorique de l’anniversaire ? Raconter l’histoire du documentaire portugais, des années 1930 aux années 1980, du fascisme à la démocratie, est pour nous le meilleur hommage à ce pays et au caractère si unique de son cinéma du réel. José Manuel Costa, avec une salutaire provocation historienne, considère qu’au Portugal, jusqu’aux années 1990, il n’a pas existé de véritable tradition documentaire[1]. Sous la dictature, hors propagande, il n’existait pas d’organismes de financement ni de possibilité de distribution de films politiquement indépendants.

Ainsi, le Portugal n’a pas développé une véritable école documentaire (comme au Royaume-Uni ou aux États-Unis par exemple) et n’a pas contribué aux débats théoriques internationaux des années trente autour du cinéma documentaire. Il n’a pas non plus été touché par la révolution mondiale du cinéma direct des années soixante. Après la chute du salazarisme en 1974, il a fallu du temps pour combler le retard et arrêter de considérer le documentaire seulement comme un terrain de passage pour les cinéastes de fiction. Pourtant, il y a eu des grands films et de grands réalisateurs, mais la fulgurante singularité portugaise se trouve ailleurs.

Si nous devions désigner le trait morphologique dominant du cinéma documentaire portugais, nous commencerions par dire qu’il s’agit d’un cinéma plastique et de l’image : un cinéma qui refuse les conventions naturalistes classiques, et qui construit le récit par le pur espace-temps de l’image et par la mise en scène. Ensuite, nous devrions dialectiquement affirmer que ce cinéma plastique « présuppose si souvent, dans un apparent paradoxe, la tangibilité maximale du réel, que ce soit au niveau de la genèse de l’œuvre elle-même, ou au niveau de la fabrication du plan[2] ». Dans la plupart des films documentaires de cette histoire, on plonge de fait dans une « sublimation maximale basée sur une tangibilité maximale des lieux, de la présence physique des corps et des éléments[3] ». Il s’agit donc d’un cinéma de poésie, un cinéma documentaire impur par définition : cette impureté ontologique, née en dehors d’une matrice « réaliste », est le fruit d’une histoire, celle des difficultés techniques-économiques et des contraintes politiques exercées par quarante-huit ans de dictature.

C’est pour mieux comprendre tout cela qu’on commencera notre traversée avec un chef-d’œuvre du cinéma fasciste : A Revolução de Maio (1937) de António Lopes Ribeiro. Il s’agit d’un « film d’habile propagande, un “film de conversion” pourrait-on dire, où un communiste exilé supposé revenir comploter contre le régime de l’Estado Novo est “converti” aux vertus du régime par le spectacle de ses “réalisations”[4] ». Ribeiro intègre, avec une maîtrise indéniable, des documents réels formellement très puissants, qu’il ne faut pas considérer comme des redondances, dans le contexte d’une fiction qui vire souvent à la comédie. Il se dit cinéphile passionné des films américains des majors, et en même temps il rend hommage à plusieurs reprises à Vertov et Eisenstein. Lorsque les cinéastes de l’après 25 avril devront déconstruire la machine mythologique du régime, c’est bien de la Revolução de Maio qu’ils partiront (Rui Simões avec Deus, Pátria, Autoridade, 1975 ; Alberto Seixas Santos avec Brandos Costumes, 1975).

Dans les films à visée propagandiste, la glorification de l’empire persiste jusqu’au début des années soixante-dix, malgré les troubles croissants dans les territoires coloniaux. Pourtant quelques films étaient suffisamment ambigus pour éveiller des soupçons de censure. Le cas le plus flagrant fut celui de Catembe (1964) de Faria de Almeida, sur la vie quotidienne au Mozambique, qui, après une avant-première semi-clandestine, fut ramené de quatre-vingt-sept à quarante-cinq minutes.

En 1956, Manoel de Oliveira, qui ne réalisait plus de films depuis 1942 (Aniki Bóbó) mais continuait à écrire des projets de fiction, présente O Pintor e a Cidade, un hommage à sa ville natale, Porto (comme Douro, Faina Fluvial, 1931) ainsi qu’au peintre António Ruiz. La sortie de ce film a été le véritable prélude à la période la plus novatrice du documentaire portugais sous la dictature. Cette renaissance est bien paradoxale car c’est exactement au milieu des années cinquante que la production cinématographique industrielle au Portugal s’effondre à cause de la faiblesse du marché intérieur et du manque de marchés d’exportation. La production de films documentaires (actualités filmées, films industriels, films de promotion touristique ou de propagande – la règle) a donc été réduite par la force des choses, et cette conjoncture a permis à quelques cinéastes qui souhaitaient faire leurs débuts – l’exception – de commencer leurs parcours indépendants par la réalisation d’un ou plusieurs films documentaires.

C’est à la suite de cet effondrement qu’on rencontre, au début des années soixante, les premiers grands noms du Cinema Novo et du cinéma moderne portugais : Paulo Rocha, Fernando Lopes, António Reis[5]. C’est par ces exceptions que le cinéma documentaire portugais développe sa propre identité duelle dont on a esquissé les traits en amont (l’image et le réel). Si on cherche un trait d’union entre ces cinéastes à la personnalité artistique si radicale et singulière, on peut le trouver justement dans leur pratique documentaire. Pour chacun d’entre eux, ce genre cinématographique est une sorte de substitut, un terrain de relative liberté dans lequel transférer des idées de fiction (et parfois d’autofiction), rejeter le classicisme naturaliste par une réflexivité moderniste, pratiquer la dramaturgie poétique du réel à travers des dispositifs de distanciation.

Avec la révolution des Œillets, beaucoup de choses changent : la censure tombe et la première institution étatique pour le financement de la production (IPC, Instituto Português de Cinema) est créée. Suite à cela naît un documentaire d’intervention politique, souvent réalisé par des collectifs et des coopératives (Cinequipa, Cinequanon, Grupo Zero). C’est un cinéma militant conçu comme une arme de propagande, un cinéma qui, au-delà de sa valeur historique et documentaire indéniable, n’a pas toujours su écouter les événements, préférant contrôler la réalité (par la voix off et le montage), imposer une vision idéologique, domestiquer le réel par un didactisme qui se révélera finalement assez traditionnel. Encore une fois, ce sont les exceptions au paradigme qui ont marqué l’histoire lusitaine : les films de João César Monteiro, Alberto Seixas Santos et Luís Galvão Teles ont dépassé leur même positionnement idéologique par la force d’une recherche formelle outrancière et subversive, qui exploite jusqu’au bout les traits caractéristiques du meilleur documentaire portugais des années soixante et ceux des nouvelles vagues européennes (la référence obligatoire devient l’œuvre de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub)[6].

Au milieu des années 1980, la production documentaire destinée à être projeté en salle s’effondre : les principales causes de ce déclin étant le public qui se tourne de plus en plus vers la télévision, une augmentation des coûts de production et une diminution du soutien de l’État. Dans ce cas, on remarquera une dernière exception, O Movimento das Coisas de Manuela Serra (1985), un film clef qui reprend et renouvelle la tradition portugaise du cinéma ethnographique. On y retrouve une même attention aux gestes ancestraux de la culture nationale présente dans un autre film tourné par une femme dix ans auparavant, le très beau Máscaras (1976) de Noémia Delgado. Deux regards féminins profondément matérialistes mais imprégnés de mystère métaphysique et poésie contemplative[7].

Federico Rossin

Séances animées par Federico Rossin, en présence de Nuno Sena, Luís Galvão Teles et José Manuel Costa.

Avec le soutien de Camões – Centre culturel portugais à Paris et de la Cinémathèque portugaise dans le cadre des célébrations des cinquante ans de la révolution des Œillets.

Les copies présentées dans ce programme ont été numérisées par Cinemateca Portuguesa – Museu do Cinema, dans le cadre du plan de récupération et de résilience, qui fait partie du programme Next Generation de l’UE, et dans le cadre du projet FILMar, qui fait partie du mécanisme de financement européen EEA Grants 2020-2024.

[1] José Manuel Costa, « A proposito del documentario », dans Simona Fina, Roberto Turigliatto (dir.),  Amori di Perdizione. Storie di Cinema Portoghese, 1970-1999, Festival du Film de Turin, Editions Lindau, Turin, 1999, p. 41-59.

[2] Ibid., p. 41.

[3] Ibid., p. 43.

[4] Jacques Lemière, « Le cinéma comme interpellation du pays. Parcours de cinéastes, évènement politique et idée nationale. Le cas du Portugal après avril 1974 », Thèse de doctorat, Lille 1, 2007, p. 154.

[5] António Campos est un auteur solitaire et inclassable, et nous avons donc choisi de lui rendre hommage avec un Fragment d’une œuvre.

[6] Nous aimerions mentionner au moins trois autres films extraordinaires qui, en échappant aux carcans de l’idéologie, libèrent un regard novateur sur le réel post-révolutionnaire : Colónia e Vilões (1977) de Leonel Brito ; Provas para um Retrato em Corpo Inteiro (1978) de José Alves Pereira, José Bogalheiro, Pedro Massano d’Amorim ; O Meu Nome É… (1978) de Fernando Matos Silva.

[7] C’est bien dans cet énième mélange paradoxal que repose un autre héritage de Manoel de Oliveira.

19/08/2024

21:15

Salle Scam

les films de la séance

A Confederação – O Povo É Que Faz a História

A Confederação – O Povo É Que Faz a História

Luís Galvão Teles | 1978 | 101'