Si l’on veut comprendre d’où viennent la charge expérimentale et la radicalité politique du nouveau cinéma documentaire allemand des années soixante-dix, il faut tout d’abord partir du désir paradoxal de la jeunesse d’avant 68 de faire des films novateurs et provocateurs, tout en apprenant à faire du cinéma dans une institution publique, la DFFB (Deutsche Film- und Fernsehakademie Berlin / Académie allemande du film et de la télévision de Berlin), inaugurée le 17 septembre 1966.
Les étudiants de la DFFB étaient au cœur du mouvement étudiant, ce qui lui valut la réputation d’école de cinéma la plus politique d’Allemagne. En mai 1968, elle fut occupée par un groupe d’étudiants et rebaptisée brièvement « Dsiga-Wertow-Akademie » : un drapeau rouge flottait sur le bâtiment de la Theodor-Heuss-Platz. Parmi les étudiants de première année figuraient des noms aujourd’hui illustres tels que Helke Sander, Harun Farocki, Hartmut Bitomsky et Holger Meins.
La pratique pédagogique de l’école comprenait également des films co-réalisés avec des professeurs de cinéma : un exemple fondateur fut
Der Hamburger Aufstand Oktober1923 (1971) que Klaus Wildenhahn, un grand documentariste pionnier du cinéma direct, réalisa avec ses étudiant·es Gisela Tuchtenhagen et Reiner Etz. Dans cet essai filmique polymorphe cohabitent des interviews en son direct, des archives filmiques, des textes lus en voix off, et des prises de vue interrogent le passé à partir des traces et des fantômes dans le présent. Beaucoup de films du corpus que nous proposons dans cette rétrospective suivent le même modèle formel et la même visée thématique, tout en restant libres dans la structure et le fond.
L’histoire du xx
ᵉ siècle est au centre de l’intérêt de la jeunesse allemande, car depuis les années 1960, le désir de se confronter radicalement au passé nazi s’est fait sentir, allant jusqu’à théoriser une « société sans pères » (Alexander Mitscherlich). Le refus total d’une autorité désormais perçue comme illégitime s’accompagne du rejet des modèles traditionnels d’éducation qui n’ont plus d’autre fonction que répressive (Herbert Marcuse). On imagine une nouvelle gauche proche du prolétariat mais vaccinée des erreurs « bourgeoises » qui ont toujours décrété sa défaite dans l’Histoire (
Zum Begriff des “kritischen Kommunismus” bei Antonio Labriola (1843–1904), 1970). On cherche dans le passé des modèles de révolte et de révolution sur lesquels bâtir une nouvelle théorie critique de la société, une idéologie radicale qui serait exempte du dogmatisme du marxisme orthodoxe, désormais perçu comme définitivement empoisonné par le stalinisme et le totalitarisme (
Eine Sache, die sich versteht (15x), 1971). Si l’École de Francfort, avec son intérêt pour la psychanalyse et les sciences sociales, devient le modèle théorique de référence, d’autres idées critiques commencent à pénétrer dans le discours public. La jeunesse réclame une nouvelle Allemagne dans laquelle le féminisme, l’écologie, la pensée anticoloniale (
On Africa, 1970) et l’antinationalisme deviendraient des éléments fondamentaux de la nouvelle identité européenne antifasciste.
Les documentaristes affrontent l’histoire du xx
ᵉ siècle en faisant exploser le modèle bourgeois de l’ère Adenauer (1949-1963) : ils racontent non seulement l’histoire des révolutions allemandes du passé, mais aussi l’engagement des intellectuels et des artistes militants (
Spanien !, 1975), la persécution des juifs et la violence du nazisme (
Einleitung zu Arnold Schoenbergs Begleitmusik zu einer Lichtspielscene, 1972), et l’exil des communistes et des libertaires pendant la Deuxième Guerre mondiale (
Fluchtweg nach Marseille, 1976). Les thèmes d’investigation du présent changent aussi : si le cinéma de la République de Weimar (1918-1933) est réévalué pour devenir source d’inspiration par son extraordinaire puissance critique des conditions de vie et de travail du prolétariat, son champ d’action est élargi en s’intéressant maintenant au « nouveau » prolétariat, celui composé en majorité de travailleurs immigrés de pays non européens (
Dar Ghorbat, 1975), montrés comme les nouveaux esclaves du Grand Capital.
Le féminisme devient un modèle fondamental de critique de la société : on reformule le concept de patriarcat, on élabore celui de sexisme et on commence à mettre l’accent sur la sphère privée comme lieu privilégié de la domination masculine : le privé devient politique (
Die Unterdrückung der Frau ist vor allem an dem Verhalten der Frauen selber zu erkennen, 1969). La figure du père est déconstruite non seulement parce qu’elle est empoisonnée par le passé de son adhésion massive à l’idéologie nationale-socialiste, mais aussi par son présent basé sur la violence systémique et répressive du patriarcat. Les femmes passent derrière la caméra et racontent leurs propres histoires, leur propre monde : en refusant d’être figées par une image fabriquée par les hommes, elles s’approprient les outils techniques et réinventent leur façon de voir la société, de monter les images, d’écrire leur récit. Ainsi naissent des nouvelles formes et de nouvelles approches du réel : pour la première fois les femmes s’expriment dans des films à la première personne, créant des journaux intimes filmés (
Sonntagsmalerei, 1971), cultivant des formes ludiques et des formats amateurs ouverts à l’improvisation (
Hexenschuss, 1978). La grande Histoire cohabite avec l’histoire familiale et celle des femmes, s’affranchissant ainsi d’une autre autorité et d’un autre modèle autoritaire (
Tue recht und scheue niemand, 1975).
Les films que nous avons choisis sont représentatifs non seulement d’un renouveau thématique mais surtout formel du documentaire ouest-allemand des années soixante-dix. C’est comme si les documentaristes de la RFA (République Fédérale Allemande), trouvant émoussés les outils du vieux cinéma militant et considérant ceux offerts par le cinéma direct insuffisamment puissants, avaient créé de nouveaux instruments plus raffinés, en mélangeant des ingrédients en apparence contradictoires – le cinéma direct avec l’essai filmique, la fiction avec le pamphlet – et en y associant les armes idéologiques de la praxis brechtienne (
Die Patriotin, 1979) mélangées avec de nouveaux points d’attaque (féminisme, écologie, anticolonialisme).
Même quand ils semblent parfois trop chargés d’idéologie, les films qui naissent de cette époque en RFA ne sont jamais schématiques, car ils trouvent dans la forme de l’essai une charge novatrice sur le plan formel et une puissance expérimentale dans la recherche narrative. La déconstruction filmique des piliers symboliques, sociaux et économiques de la vieille société ouest-allemande héritière du nazisme se fait par le choix d’une critique idéologique sans concession, car critiquer c’est toujours expérimenter et résister à l’intégration exigée par « le monde administré » (Theodor W. Adorno). L’essai filmique est la forme de cette expérimentation, de cette pensée critique en acte. Une pensée imaginative et dialectique, ouverte à l’invention et à l’ironie, une pensée qui réinvente le montage comme une forme de désobéissance aux catégorisations (fiction vs documentaire, entre autres) imposées par l’apparat cinématographique capitaliste.
L’écriture souvent tortueuse des films que nous proposons valorise son caractère expressif par opposition aux finalités purement communicatives du cinéma militant ou du cinéma direct, juxtaposant des thèmes et lignes de raisonnement à la manière d’une variation musicale, cherchant à se positionner de manière critique face aux idéologies courantes, aux prétentions à l’objectivité de reportages télévisuels, et aux séductions des médias tout court. C’est là que repose leur message le plus (in)actuel.
Quand on parle du Nouveau Cinéma Allemand, on finit toujours par parler de la fiction de Wenders, Fassbinder, von Trotta, mais on oublie que le cinéma documentaire a porté des fruits extraordinaires que nous pouvons savourer aujourd’hui grâce au travail des archivistes et des historiens qui les restaurent et les rendent enfin disponibles après cinquante ans d’injuste oubli.
Federico Rossin
Séances animées par Federico Rossin et Dario Marchiori.
Avec le soutien du Goethe-Institut de Lyon – Hannah Kabel et l’aide de la Deutsche Kinemathek – Diana Kluge.