Docmonde

Pour cette deuxième année consécutive, nous nous sommes vues confier la programmation Docmonde : sélectionner et présenter à Lussas des films soutenus par l’association qui propose des résidences et formations à l’écriture documentaire et à la production dans différentes régions – Afrique, Eurasie, Asie du Sud-Est, Amazonie-Caraïbe, océan Indien. Pour cette édition, nous faisons le choix de montrer deux films caribéens aux formes puissantes et dont la présence nous a semblé indispensable ici à Lussas : Kouté Vwa de Maxime Jean-Baptiste et L’oubli tue deux fois de Pierre Michel Jean.

Deux films de mémoire, deux histoires locales enlisées dans des zones de silence, deux récits multifaces, qui passent par les autres, par les corps, par les langues et qui échappent par leurs formes à la linéarité et à la complaisance. Deux films qui créent des espaces pour repousser, refuser la dépossession et penser la forme documentaire, sans règle.

Dans Kouté Vwa, Maxime Jean-Baptiste accompagne Melrick, un jeune garçon en vacances auprès de sa grand-mère à Cayenne, en Guyane, qui se confronte au deuil de son oncle Lucas, mort onze ans plus tôt dans des circonstances dramatiques. Les paroles des ami·es et de la famille reconstruisent la mémoire et donnent peu à peu une forme à son récit. Narration d’apparence plutôt fictionnelle, le film est incarné par les membres de la famille de Lucas. Le cinéaste monte un film qui s’attache à restituer la complexité d’une situation et qui semble faire sortir ce qui a été comprimé, systématiquement classé dans l’histoire de violence banale ou le fait divers. Se raconte là, tout en finesse, quelque part entre le récit brut et la distance nécessaire, la violence politique systémique que subit la Guyane, conséquence de la colonisation et de l’administration du territoire par la France : le déracinement, la quête d’identité de celles et ceux qui grandissent là, au sein de cette violence.

Avec L’oubli tue deux fois, Pierre Michel Jean s’attaque lui à une mémoire traumatique collective du massacre ordonné par Rafael Leónidas Trujillo de milliers d’Haïtien·nes en République dominicaine en octobre 1937 : massacre au bord de l’oubli, trop peu connu et raconté. Le cinéaste ne reconstitue pas les faits mais accompagne le travail mené par le metteur en scène de théâtre Daphné Ménard, engagé dans une lecture de ce massacre avec des jeunes comédiens et comédiennes des deux parties de l’île. Il s’agit ici de travailler la mémoire en faisant sortir ce qui est su, ignoré ou ce qui peine à être entendu, par le jeu, par ses contours, par ce qui est mis en scène et par ce qui passe au travers. Le film se fait espace de confrontation entre les héritiers d’une mémoire scindée par la frontière et par la violence d’une histoire volontairement tue. Ce qui s’interroge, c’est la possibilité d’une réparation et les logiques systématiques d’abandon du travail de la mémoire et de la responsabilité.

Les deux films, chacun à leur endroit, cherchent des formes à la transmission et à la réparation. Des formes pour narrer autrement, montrer autrement, pour dire. Kouté Vwa, « écoute les voix », ce titre est une invitation à suivre, à écouter les voix habituellement silenciées : écoute les tiens, apprends les histoires. Reprendre, redire, écrire l’histoire par celles et ceux qui doivent la dire. Les deux films font œuvre politique en travaillant des mémoires minorées et trouvent leurs formes en s’accordant la possibilité de perdre le contrôle, d’accepter le trouble, pour que sortent les voix et que les existences tues se reconstruisent, soient nommées.

Clémence Arrivé Guezengar et Tamara Stepanyan

Séances animées par Clémence Arrivé Guezengar et Tamara Stepanyan.
En présence de Pierre Michel Jean et Brice Kartmann
Et d’Audrey Jean-Baptiste et Arthur Lauters.

18/08/2025

14:30

Salle Cinéma

les films de la séance

L’oubli tue deux fois

L’oubli tue deux fois

Pierre Michel Jean | 2024 | 100'