Expériences du regard

2e diffusion

Tenir debout. Faire face. Garder les yeux ouverts. Suivre des lignes de failles. Trouver des points de ralliements, faire persister la vie ou sa mémoire dans des territoires improbables. Garder, propager la joie précieuse contenue dans le feuillage d’un arbre, dans un souffle de vent. Aller à la rencontre de l’autre, envers et contre tout.

Quand l’actualité nous abrutit de mauvaises nouvelles et que des scénarios catastrophes se réalisent à l’échelle mondiale, l’intelligence des films qui saisissent les enjeux de notre temps pour raconter le monde est salutaire.

Avec l’équipe de présélection et son travail d’une acuité rigoureuse nous avons eu la chance d’être accompagnées ce printemps par une multitude de films ; autant de regards singuliers qui nous aident à lire dans le présent décomposé de notre époque.

Singulièrement nombreux sont cette année les films où des éléments de fiction viennent questionner les limites du documentaire ou en rebattre les cartes. Ceux qui ont retenu notre attention ne l’utilisent pas tant pour échapper à une réalité devenue trop pénible que comme un révélateur donnant du sens à la vraie vie. C’est sous les yeux médusés puis complices des habitants que Don Quichotte et Sancho campés à cheval et à scooter vont traverser Marseille dans Je suis la nuit en plein midi. Petit à petit, les interactions entre acteurs et non-acteurs s’intensifient et se font plus percutantes, provocant des scènes inattendues quand les acteurs eux-mêmes révèlent leurs personnes sous leurs personnages. Dans Amsevrid, la fiction nous saisit par le biais d’une traque affolée : la poursuite d’un personnage insaisissable et mythique vient faire délirer la parole et réactiver la mémoire du printemps kabyle succédant à la décennie noire des années 1990 en Algérie, en mêlant mises en scène et images d’archives. En nous donnant à sentir viscéralement la tension d’un passé brûlant et tragique, les apparitions hallucinées de ce personnage nous restituent une histoire que personne ne raconte.

Dans un contexte de politiques écocides et répressives qui multiplient les zones inhabitables, des films s’attachent à raconter un territoire : coins de pays, failles habitables et paysages mentaux y sont filmés comme autant de persistances vitales. Refuge où la douceur persiste, À l’heure la plus silencieuse parcourt le maillage intime des chemins qui s’entrelacent autour d’une rivière du Massif central, au gré des déplacements de ceux qui vivent en son sein, dans un lieu où habiter semble pouvoir encore s’entendre comme la composition d’une multitude de liens vitaux. À l’inverse, Ici rond-point de l’Asie choisit l’ingratitude d’un espace dévasté au carrefour des plateformes de grande distribution qui desservent l’Europe et l’Asie, jadis croisement des luttes de blocage des flux. Tandis que le narrateur cherche ce qui s’y tisse et s’y engrène en dépit de son aridité, la caméra scrute les points de rencontre au cœur d’une géographie décomposée, entre les travailleurs de la nuit, les taureaux de Camargue en bordure des rizières et l’incessant passage des camions. La destruction est menée à son terme dans Al Basateen, où même la terre a disparu. C’est depuis leur exil que les personnages recomposent en images 3D, au travers d’une proposition formelle inattendue, leurs vergers arasés dans la ville remodelée par le régime de Bachar al-Assad après la révolution syrienne de 2011. Ces images virtuelles ne se substituent pas à la disparition d’un monde mais forment la vision dans laquelle puiser la force de se recomposer pour reprendre la lutte. Ailleurs, un tout autre univers sensible se dessine, par des images à la puissance onirique arrimées à la mer : c’est un pays imaginaire que Libertalia nous invite à chercher dans la multiplicité baroque du carnaval de Douarnenez. Libertalia, l’île rêvée de pirates est cette atopie mystérieuse et intime où les repères de genres se brouillent et les frontières de l’identité vacillent.

D’un genre inclassable, mus par une énergie brute, il y a des films de jeunes réalisatrices qui sont avant tout des gestes qui emportent et qui bousculent. Nous les accueillons avec une tendresse particulière comme des éclats lancés à la tête du monde. Branden est un ovni entre le ciné-tract et le manifeste poétique, un film choral à cinq voix féminines qui chantent le commun de femmes exilées après l’embrasement de leur pays d’origine. Utilisant le dessin, la photographie, la capture d’écran, l’image d’archive comme matière première, le montage compose un hymne à la sororité puissante. Récit multiple à la première personne produisant un nous insaisissable débordant les frontières identitaires, il nous bouscule par sa force d’affirmation, questionne nos places et nous réjouit de sa vitalité sans concession. Comme un écho singulier à ce questionnement pluriel, « Ça veut dire quoi être une femme forte ? », demande la réalisatrice de Scirocco tandis que la caméra dans sa main devient prolongement du corps, pour nous livrer un questionnement inséparable des émotions qui la traversent. Ce qui semble au départ anodin prend consistance dans une détermination à tenir le plan dans la durée de ce chemin arpenté où colère, corps, souffle et pensée se fondent en un seul geste. Plus loin encore dans l’exposition, la réalisatrice de Feu fantôme demande au garçon qui l’a violée quelques années auparavant d’assumer la confrontation avec elle, face à la caméra. Ces gestes singuliers et radicaux nous renforcent et rappellent qu’il reste des espaces où des formes de libérations ont lieu, nous redonnant le goût de vivre au présent.

Ces films partagent leurs questionnements éthiques et très contemporains avec deux autres très beaux films. En plein désert, il y avait un puits confronte dans un dispositif d’une grande sobriété et par des plans posés et pudiques un couple de pieds-noirs avec la mémoire dévastée d’un appelé de la guerre d’Algérie ; eux continuent d’assumer un racisme très ordinaire quand lui ne s’est jamais remis des tortures qu’il a pratiquées ou cautionnées. Sur la tête des oiseaux capte les derniers jours d’un homme ayant fait le choix de l’euthanasie. Pour permettre au spectateur de trouver sa place à ce moment de bascule, le réalisateur prend le parti radical de remplacer l’image en mouvement par une succession d’images fixes. Ces éclats figés d’une vie dont bientôt seule la mémoire subsistera viennent contraster et résonner avec la liberté des échanges au sein de la famille, d’une sincérité bouleversante.

Enfin, nous avons des films ancrés dans le réel où la caméra capte le présent, le quotidien, la parole. Ils sont portés par des personnages généreux avec lesquels les réalisateurs et réalisatrices ont noué des relations fortes. Installé dans le café de La journée qui s’en vient est flambant neuve, c’est avec une caméra 16 mm que le réel est saisi et reconstruit, avec la complicité de ses habitués. Dans l’internat des Enfants de Popodia, en Géorgie, la réalisatrice filme avec une grande proximité autant les élèves chrétiens et les élèves musulmans que les professeurs. En partageant leur quotidien durant une année, elle nous permet d’accéder à une compréhension du lieu et de ses enjeux d’une grande complexité. Avec la même exigence, et un travail de terrain remarquable, Le Goût du sucre, dans le Kurdistan irakien, nous propulse dans l’intimité de Khassro. Les réalisateurs le suivent dans ses questionnements et ses rencontres, le film de façon brute nous plonge dans un monde qui brûle. Tout autant ancré dans le réel et une forme de cinéma direct, le portrait de Dany dans Le Boxeur chancelant prend un chemin différent : le film se retourne sur le tandem composé du cinéaste et de son personnage, les rôles s’inversent, et le cinéaste devient sujet. Ce sont alors des éléments du réel qui deviennent fiction, certaines situations prenant des allures de scènes de Beckett transposées dans notre environnement industriel.

Nous avons été gagnées par l’énergie émanant de l’ensemble de ces films et nous avons hâte de la partager avec vous, de sentir cette énergie décuplée par la rencontre et la curiosité précieuse avec laquelle les propositions de cinéma sont accueillies aux États généraux du film documentaire.

Aminatou Echard et Dounia Wolteche-Bovet

Débats animés par Aminatou Echard et Dounia Wolteche-Bovet.
En présence des réalisateur·ices et/ou des producteur·ices.

21/08/2025

21:30

Salle L’Imaginaire

les films de la séance

En plein désert, il y avait un puits

En plein désert, il y avait un puits

Chris Pellerin | 2025 | 42'

Le Boxeur chancelant

Le Boxeur chancelant

Lo Thivolle | 2024 | 63'