Qu’est-ce qu’on fabrique ensemble ? Partager le geste documentaire, de l’atelier pédagogique à la création collective (séminaire 2)

À l’heure où les dernières technologies numériques permettent de générer les images de mondes qui, en un prompt, s’accordent absolument à nos désirs, donner le goût du réel et de l’altérité revêt soudain une nouvelle urgence. Sonder la manière avec laquelle se transmet et se partage le geste documentaire, quand de nombreux cinéastes sont régulièrement amenés à développer une pratique pédagogique en parallèle de leur activité de création, apparaît comme une nécessité.

Que fabrique-t-on ensemble lorsqu’on met en partage le cinéma ?

Qu’ils aient lieu à l’initiative de structures socioculturelles, dans le cadre de dispositifs artistiques ou bien dans celui, plus large, de l’Éducation nationale, des ateliers de sensibilisation au cinéma se tiennent sur l’ensemble du territoire et à destination de tous les publics. On cherche à y résoudre des questions telles que comment construire un plan, comment envisager la structuration d’un récit, le montage d’un film, l’élaboration d’un point de vue. Mais, alors que la majeure partie de ces actions est polarisée par un désir de fiction, comment l’approche documentaire déplace-t-elle les enjeux de cet espace de transmission ? Qu’est-il véritablement possible de transmettre du travail documentaire dans un cadre aussi contraint, que ce soit en termes de temps ou au regard des moyens disponibles ? Comment creuser, complexifier ou dépasser la simple proposition qui est de faire du film un espace pour témoigner de sa propre existence ? Comment rendre partageables le goût de la rencontre, la curiosité pour les visages, les territoires inexplorés ? Si l’atelier est un espace d’expérimentation destiné à offrir la possibilité pour les participants de découvrir et d’affirmer leur subjectivité, quelle place donner par ailleurs au regard et au travail spécifique du ou de la cinéaste qui accompagne le groupe ? Comment est-il possible de déjouer la ligne de séparation entre les prétendus sachants et les ignorants ?

Dans la plupart des cas, l’encadrement de ces ateliers participe, on le sait, à l’équilibre financier des artistes. Parfois, ils sont la contrepartie de financements institutionnels sur des projets de création. Dans cette perspective, l’atelier pourrait être considéré comme un simple expédient. Certains cinéastes décident cependant d’investir cet espace pour ce qu’il est – un espace de partage avec d’autres et, potentiellement, d’émancipation. Remodelant leur place d’auteur, décentrant leur autorité, ils se font cinéastes publics, comme d’autres mettent à disposition leur machine à écrire au cœur de la cité. S’agit-il simplement pour eux de rendre disponibles des outils d’expression – caméra et micro – à des personnes n’ayant pas la possibilité de (se) dire ou plus largement d’exister dans le monde et ses représentations ? S’agit-il nécessairement de travailler dans des lieux où la place des individus au sein de la société est une question : foyers, prisons, usines, hôpitaux psychiatriques ?

Dans le prolongement de ces pratiques pointe bientôt un objet singulier, souvent enthousiasmant, toujours politique : le film de création partagée. À la différence de l’atelier, dont l’enjeu est la découverte et l’approche du geste de création et où le film final n’est jamais l’objectif central, la création partagée se pose d’emblée la question de l’adresse en cherchant avant tout à faire œuvre. Généralement à l’initiative de l’artiste – a contrario des ateliers qui relèvent bien plus souvent de la commande – la création partagée pose au cinéma de nombreuses questions que le théâtre ou les arts plastiques explorent avec bonheur depuis de nombreuses décennies. Qu’est-ce qui bat au cœur de ces moments de partage et de création ? Des manières de dire, de sentir, de penser l’expérience de chacun ? Ou bien s’agit-il plutôt d’une invitation à imaginer des formes, des langages, des récits inédits (ou impensés) ? Comment faire voie aux singularités de chacun, tout en travaillant à l’élaboration d’un objet commun, un film, impulsé par le désir d’un ou d’une seule ? Quelle place occuper pour les cinéastes lorsqu’il s’agit d’inventer à plusieurs ? À quelles conditions le chemin partagé offre-t-il la possibilité de dire « Nous » ?

S’il est entendu que les images du monde participent instamment des mécanismes de domination, en partager la création relève à l’évidence d’un geste politique. Au sein de nos démocraties malades et alors que se dessinent des horizons incertains, quels défis découlent de l’invitation faite aux citoyens de participer à interroger et à reformuler les représentations de la cité ?

Si un profond désir d’horizontalité parcourt nos sociétés, il peut tout à la fois revêtir les habits d’un populisme servant les intérêts de quelques-uns et exploitant la défiance croissante face à toute forme d’autorité ou d’expertise ou, au contraire, participer à l’invention d’un nouveau commun qui vient se loger dans l’émergence de cette myriade d’initiatives locales prenant pour forme habitats ou jardins partagés, quartiers autogérés, collectifs citoyens qui traduisent le désir des individus de prendre part à la vie de la cité. Pour la philosophe Joëlle Zask, la participation bien comprise est identique à la subtile articulation entre prendre part, apporter une part (contribuer) et recevoir une part (bénéficier) qui correspond à l’idéal démocratique lui-même. Comment la création partagée peut-elle en conséquence participer de ce mouvement, de cette soif d’émancipation et de démocratie conduisant, au sein du commun, à l’individuation de chacun ?

Entretissant ces questionnements, des œuvres et des expériences passionnantes s’inventent dans une économie aux moyens de plus en plus limités, en marge des circuits de financement traditionnels. À l’ombre de la production classique et des institutions culturelles, elles dessinent un territoire à part entière qu’il nous importe aujourd’hui d’interroger collectivement. Sous ces tropiques, des films naissent, dramatiques ou joyeux, doux ou rugueux, questionnant tout à la fois nos manières de penser la création et nos capacités à voir dans l’autre autre chose que ce à quoi les représentations dominantes l’assignent. Parmi ceux-ci, nous en avons choisi quelques-uns – films d’ateliers, films partagés, films collectifs, films-nous, films-monde – permettant d’imaginer un rapport au réel qui ne soit plus simplement porté par le regard d’un ou d’une cinéaste cherchant à saisir les autres pour ce qu’ils sont, mais qui, en invitant ces derniers à entrer dans la danse, s’ouvrent à la joie de l’invention collective et de ce que, ensemble, nous faisons.

Coordination : Anne Charvin et Bartłomiej Woźnica
Avec Naïm Aït-Sidhoum, Djamila Daddi-Addoun, Olivier Derousseau, Elisa Le Briand, Anne Toussaint, Kamel Regaya, Emmanuel Roy, Vincent Sorrel, Yoana Urruzola, Joëlle Zask.

Première journée – Jeudi 21 août

Matin – 10:00-13:00

Présentation
Qu’est-ce qu’on fabrique ensemble ?
Anne Charvin et Bartłomiej Woźnica

Archipel Grenoble : décentralisation et excentricités cinématographiques (1968-1988)
Vincent Sorrel (Université Grenoble Alpes – Cinémathèque de Grenoble)
Au début des années 1970, en même temps que la ville s’agrandit avec la construction de la Villeneuve, Grenoble devient un laboratoire culturel et un lieu d’expérimentation formelle et sociale qui connaît une effervescence cinématographique inédite, cherchant à réinventer la manière de faire des films en prise directe avec la population locale. Un « cinéma de proximité » s’est développé en même temps qu’une réflexion sur les moyens et les fonctions du cinéma nourris également par la présence d’Aaton et de Jean-Luc Godard.

Être « cinéaste public » aujourd’hui
Rencontre avec Anne Toussaint et Kamel Regaya – Les Yeux de l’Ouïe
Créée en 1996, l’association Les Yeux de l’Ouïe est animée par le désir de partager l’art au plus près de la vie de chacun. Au fil de longues années d’atelier de pratiques cinématographiques (à la prison d’arrêt Paris La Santé et dans d’autres lieux d’isolement), l’association expérimente le cinéma comme vecteur de lien social, politique et poétique et réinvente à sa manière la place de l’écrivain public. Quels enjeux sont les siens dans le monde d’aujourd’hui ?

Après-midi – 14:30-18:30

Être là
Un, personne et cent mille, collectif avec Anne Toussaint, 2021, 35’ / Mémoire d’un orme, collectif avec Djamila Daddi-Addoun, 2025, 15’ / La terre ne mange pas le cheveu, collectif avec Djamila Daddi-Addoun, Yoann Demoz, Arthur Thomas-Pavlowsky, 2022, 25’ / La Prophétesse,  Naïm Aït-Sidhoum, 2020, 9’

Partager le geste documentaire : l’espace de l’atelier
Avec Anne Toussaint, Kamel Regaya, Naïm Aït-Sidhoum et Djamila Daddi-Addoun
De par ses conditions de mise en place (objectif du commanditaire, volume horaire, public plus ou moins volontaire, moyens…), l’atelier pédagogique est un espace de travail très contraint. Il n’en reste pas moins un véritable lieu de transmission où viennent se loger de multiples enjeux, d’autant plus lorsqu’il se conjugue avec le geste documentaire et la proposition faite aux participants de questionner le monde qui les entoure.

Soirée – 21:00

Passer l’hiver (Bartłomiej Woźnica, 2025, 59’)
Rencontre avec Bartłomiej Woźnica et les participants au film

Deuxième journée – Vendredi 22 août

Matin – 10:00-13:00

Pousser les murs
De nos propres mains, Olivier Derousseau, 2013, 26’ / La Ville sans nom, Iacopo Fulgi, Joseph Césarini, 2025, 23’ / Obstructions, Paul Heintz, 2024, 20’

La participation en question : prendre part, apporter, recevoir
Rencontre avec Joëlle Zask

Dans ses nombreux ouvrages situés entre philosophie, sociologie, sciences politiques et esthétique (Art et Démocratie, 2003 ; Participer : essai sur les formes démocratiques de la participation, 2011 ; L’Art au grand air, 2025), Joëlle Zask explore les liens existant entre l’idéal démocratique et la manière dont notre époque rejoue et réinvente la question de la participation populaire, notamment dans le champ de la création artistique. Entre prendre part, contribuer et recevoir, comment la participation peut-elle relever d’une véritable émancipation de l’individu ?

Après-midi – 14:30-18:30

J’ai marché jusqu’ici, Collectif, 2024, 40’
Rencontre avec Yoana Urruzola, Elisa Le Briand et d’autres membres de l’équipe du film

Création partagée : (se) dire / explorer / inventer
Avec Emmanuel Roy, Olivier Derousseau, Yoana Urruzola, Elisa Le Briand
avec la projection de films extraits du projet de Lieux Fictifs : Images en mémoire, images en miroir

Impulsée par le désir d’un artiste d’ouvrir sa pratique à d’autres, la création partagée pose au cinéma de nombreuses questions : comment partager le désir d’un film ? Comment écrire ou monter à plusieurs ? Plus largement, que partage-t-on exactement lorsqu’on crée ensemble ? Que se propose-t-on de dire, d’explorer ou d’inventer ? Comment est-il possible de faire commun ?

Soirée – 21:15

Une île et une nuit, Les Pirates des Lentillères, 2021-2023, 100’
Rencontre avec le collectif Les Pirates des Lentillères

21/08/2025

14:30

Salle des fêtes

les films de la séance

Un, personne et cent mille

Un, personne et cent mille

Mis en œuvre par Anne Toussaint, réalisé avec Hani Almalazi, Bilal Ahmadzai, Alpha Bah, Ibrahima Sory Camara, Abdallaye Diawara, Zenobita Maganga, Margaret No Stain, Md Ferdous Waheed | 2021 | 35'

Mémoire d’un orme

Mémoire d’un orme

Collectif accompagné par Djamila Daddi-Addoun | 2025 | 15'

La terre ne mange pas le cheveu

La terre ne mange pas le cheveu

Collectif accompagné par Djamila Daddi-Addoun, Yoann Demoz, Arthur Thomas-Pavlowsky | 2022 | 25'

La Prophétesse

La Prophétesse

Naïm Aït-Sidhoum | 2020 | 8'