Histoires d’émancipation (séminaire 1)

Sans doute faut-il commencer par un paradoxe. Si l’émancipation se définit par le fait de s’affranchir d’une emprise ou d’une domination, qu’implique pour une personne filmée le fait de se libérer à travers le regard d’une autre ? Cette question laisse entrevoir qu’une pratique émancipatrice n’est pas une affaire d’automatisme et ne peut se résumer à la capacité immédiate qu’aurait la caméra d’ouvrir à la reconnaissance de corps et de paroles marginalisés. Plutôt que d’occuper la place de porte-parole, cela suppose de créer des conditions pour laisser advenir la parole de l’autre.

Cela suppose conjointement de penser sa propre place et de se demander dans quelle mesure il convient de l’intégrer à un récit, entre le risque du regard distant qui réifie l’autre et celui de recouvrir l’autre par son propre point de vue.

Par-delà une médiation symbolique qui permet l’entrée dans le champ du regard public, ce séminaire s’intéressera ainsi plus spécifiquement à des situations où la pratique du documentaire accompagne, redouble voire provoque un processus d’émancipation (parfois incertain, écorché) accompli par les personnes filmées. Celui-ci pourra être individuel ou collectif, se situer sur le terrain politique du retournement des récits dominants comme sur celui, plus intime, d’un combat contre l’addiction, contre les traumatismes et les non-dits qui suivent les blessures psychiques et physiques.

I Pay for Your Story (2017) de Lech Kowalski et Clean Time (1996) de Didier Nion permettront de soulever de premières questions. En revenant à Utica, ville de l’État de New-York où il a grandi, Lech Kowalski propose un contrat à ses habitants : qu’ils racontent leurs histoires personnelles en échange d’une rémunération. Le film produit ainsi une formule singulière du geste de visibilisation. D’un côté, le cinéaste assume être à l’origine d’une demande et articule le symbolique et le matériel à travers une rétribution. De l’autre, son relatif effacement pendant les enregistrements invite les sujets filmés à prendre en charge leurs propres récits et produit une adresse mouvante que l’on retrouve autrement dans Clean Time où Didier Nion filme Marc au fil de quatre années de cure de désintoxication.

Si le film suppose une relation solide, les interventions du cinéaste visibles à l’écran se limitent à des enclenchements et relances, Marc semblant s’expliquer avec lui-même dans des quasi-monologues où il réfléchit ensemble passé, présent et futur. Déplaçant la configuration classique de l’entretien et son jeu de questions-réponses, l’émancipation opère-t-elle dans la mise au travail des personnes filmées, à travers un regard qui cadre sans imposer ? À qui s’adressent au juste les paroles : au filmeur, à une communauté virtuelle, ou à soi-même ?

Il faudra également se demander comment se situe l’apport de la pratique filmique vis-à-vis d’un cadre thérapeutique préexistant. Si l’espace de la cure demeure hors-champ dans Clean Time, la scène thérapeutique est directement investie dans De guerre lasses (2003), où la caméra accompagne un groupe de femmes qui essaient de surmonter la perte de leurs proches pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Laurent Bécue-Renard décrit la thérapie comme la réponse à un besoin vital de récit. L’échange avec lui permettra de réfléchir à la façon dont une caméra peut ne pas seulement documenter de l’extérieur ce travail mais le prolonger en instituant une autre relation et un autre récit partagé.

Passer de ce film à celui de Rosine Mbakam, Les Prières de Delphine (2021), vient ajouter une autre question : peut-on émanciper l’autre sans s’émanciper d’une manière de penser et de fabriquer les films ? Camerounaise mariée à un Belge, filmée dans sa chambre, Delphine se réapproprie par la parole une trajectoire minée par la violence patriarcale et coloniale, et sa parole rencontre une éthique selon laquelle il ne s’agit plus de mettre un savoir-faire au service des autres mais de s’engager dans un processus commun. Dès le début, Rosine Mbakam laisse la conduite des échanges à son amie Delphine (celle-ci étant également à l’origine du tournage), tout en trouvant sa place dans un film qui ne trouve sa forme finale qu’après cinq années de montage.

Comment penser ensemble la retenue du pouvoir des cinéastes et la part d’invention nécessaire du geste artistique ? Ce questionnement se cristallise sans doute dans le montage comme lieu du passage d’un mouvement d’émancipation réel à celui de son élaboration symbolique sous forme de récit. À quels besoins de la personne filmée ou du cinéaste ce récit répond-il ? Face à la responsabilité de restituer un cheminement dans sa complexité, comment ne pas céder à la sublimation et à la romantisation de la souffrance ? Comment représenter une réalité où s’intègrent la douleur et les larmes sans enfermer l’autre dans une image de victime ou dans un regard compassionnel ?

Une réponse peut passer par les circulations entre les paroles et les silences, par des ouvertures de champs et de registres. Dans Les Oubliés de la Belle Étoile (2023) de Clémence Davigo, les portraits d’hommes ayant subi lors de leur enfance des maltraitances dans un centre de redressement se caractérisent par une considération de la cinéaste pour l’ordinaire qui entoure la peine du souvenir. Pour un tournage qui accompagne des victimes s’engageant dans une demande de réparation auprès du diocèse, la cinéaste loue une maison : les histoires d’émancipation ont aussi leurs lieux, réels autant que métaphoriques, les films pouvant se construire comme des espaces refuges où, dans la confiance et l’écoute, chacun peut opérer progressivement un retour sur soi avant de se tourner vers l’extérieur et dépasser les silences imposés.

« La légitimité de ma plainte va avec la légitimité de filmer » dit Jérôme Clément-Wilz en ouverture de Ceci est mon corps (2024), indiquant bien que la prise à témoin à travers une caméra peut participer de l’émancipation. En compagnie du cinéaste, les questionnements autour de la relation filmeur-filmé et des responsabilités qui en découlent se déplaceront pour penser la construction d’une juste distance lorsque l’on est son propre sujet et lorsque la quête intime suppose l’inclusion de proches, la mise en lumière des non-dits et des dénis familiaux. Hors de la relation victime-agresseur, il faudra considérer l’inconfort produit par la place de personnages tiers, comme le sont notamment un couple d’écoutants volontaires mandatés par le diocèse dans Les Oubliés de la Belle Étoile.

Réalisé par Loïc Darses à partir d’images filmées par sa mère, Lucie Tremblay, alors qu’elle entreprend un voyage en voiture pour remettre une lettre à son agresseur, Elle pis son char met également en jeu un retournement de la honte. À travers le montage, le voyage et la demande de reconnaissance valent comme une étape indispensable dans le dépassement du traumatisme. L’émancipation passe aussi symboliquement par le mélange des images du trajet solitaire avec des images de films de famille enregistrées sur un même support, la vie venant doubler et relever la confrontation avec le passé.

Peut-être le cinéma vient-il à cet endroit où, à partir de la violence et du tort, se fait sentir la nécessité de reprendre force face aux coupables et d’amorcer la réécriture d’une histoire, la possibilité d’une affirmation pour soi et face à la société. Du côté de Vitry-sur-Seine à l’orée des années quatre-vingt, le Collectif Mohamed entreprend de se réapproprier une image malmenée par les représentations médiatiques. Munis d’une caméra et de pellicule Super 8, les jeunes du Collectif tournent la caméra vers les habitants de leur cité, amenant un point de vue intérieur où il s’agit autant de dénoncer les violences systémiques que d’inventer au travers du cinéma des espaces de communauté et de liberté, notamment dans Le Garage (1979). On y retrouve la force des paroles lucides des habitants d’Utica, refusant d’être réduits à des statistiques sociales, mais aussi l’élan vital du jeu qui perce dans les attitudes de Lucie et de Delphine.

En s’interrogeant sur l’éloge de la résilience et l’idée que les survivants ne veulent pas être considérés comme des victimes, Neige Sinno se demande dans son livre Triste Tigre : « pourquoi une victime devrait-elle systématiquement être perçue à travers cet étrange sentiment qu’est la pitié, à la fois faite de compassion et de condescendance ? ». L’émancipation est aussi une sortie de la réduction des figures à un type d’affects. Les histoires d’émancipation du séminaire, on l’aura compris, seront à la fois entendues comme histoires des processus de fabrication et histoires racontées à travers les images. Loin de décréter un pouvoir émancipateur, il s’agira, à partir de démarches singulières et de visionnages communs, de déplier et problématiser l’éventail des liens possibles entre émancipation et pratique documentaire, en questionnant les tensions qui traversent l’image et circulent dans la relation entre filmé, filmeur et spectateur – sans laisser de côté nos propres regards.

Romain Lefebvre

Coordination : Romain Lefebvre.
Avec Laurent Bécue-Renard, Jérôme Clément-Wilz, Clémence Davigo, Mohamed Salah.

18/08/2025

14:30

Salle des fêtes

les films de la séance

De guerre lasses

De guerre lasses

Laurent Bécue-Renard | 2003 | 105'