Histoires de programmation

À l’heure de la dissémination des médias et du foisonnement de l’information dans l’espace social, la programmation connaît un tournant remarquable. Qu’il s’agisse de la salle du cinéma, du musée, d’un centre d’art, d’une cinémathèque, d’une plateforme ou d’un salon domestique, elle apparaît désormais comme un geste incontournable, caractérisé par une constellation de postures solidaires : chercher, sélectionner, articuler, adresser, présenter, débattre. Histoires de programmation se propose de réfléchir collectivement à cette situation depuis la perspective d’expériences singulières qui excèdent le métier et l’institution.

Programmer, donc, au bord des espaces professionnels et des objets habituels : c’est peut-être par la périphérie de la programmation contemporaine – plutôt que par le centre des grands festivals ou de l’industrie culturelle – qu’il nous sera possible de saisir les enjeux fondamentaux de cette activité aux formes et contextes multiples. Nous ne souhaitons pas échafauder une Histoire générale de la programmation, mais désirons davantage écouter et échanger des récits d’expériences situées (celles vécues tout comme celles hypothétiques, inabouties et spéculatives).

Il ne s’agit pas seulement, en programmant, de produire un contexte particulier de diffusion par une forme originale d’adresse, ni de provoquer des courts-circuits entre les œuvres par une sélection singulière, relevant d’une poétique. Il s’agit aussi de participer à l’écriture d’une contre-histoire, voire d’une série d’histoires « parallèles » susceptibles d’ouvrir des possibles et des contradictions au sein des héritages préétablis. En ce sens, les gestes de programmation présentés lors de ce séminaire s’attachent à transformer les coordonnées temporelles, sociales et géopolitiques de notre univers cinématographique pour révéler des zones négligées, vulnérables et puissantes de la création filmique. La minorité traditionnelle du champ du documentaire et de l’expérimental – historiquement défendu par les États généraux – constitue un bon point de départ pour s’aventurer dans une telle direction.

Nous programmons contre une série de programmes reçus, dans leurs interstices, au prix de leur trouble : déprogrammer, par conséquent, au moins autant que programmer. Les interventions ainsi que les programmes de films des deux journées tâcheront de faire exister des objets filmiques et des milieux de réalisation insolites, parfois même insolents. Comment différents contextes culturels et politiques du continent africain secouent nos automatismes et mettent à l’épreuve nos capacités de programmer ? En effet, il s’agira de déplacer le regard à travers l’espace et le temps avec une attention particulière à l’autre rive de la Méditerranée (du Maghreb jusqu’au Congo) en suivant les trajectoires de travail de nos invité∙es.

Utopie de la programmation ? La programmation est devenue un outil de recherche (retrouver les films, œuvrer à la restauration, tester des hypothèses) et de création (proposer de nouveaux regards, convoquer des films disparus ou manquants, inventer une tradition). Autant de gestes désormais déterminants au milieu de la prolifération contemporaine des archives et des informations soumises à l’automatisation de la sélection et de la recommandation par les algorithmes. C’est autour de ce couple, recherche et création, que nous nous proposons de réfléchir durant ce séminaire en compagnie de nos invité·es. D’abord, Léa Morin, programmatrice et chercheuse indépendante, attachée aux circulations d’idées, de formes et de luttes politiques et artistiques, liées à des cinémas fragiles, empêchés ou non-alignés. Ensuite, Maria Iorio et Raphaël Cuomo, artistes, privilégiant une pratique collaborative soucieuse de revisiter les historiographies des arts de l’image en mouvement et des cinémas mineurs.

Nous habitons, plus ou moins régulièrement, des écoles d’art, des salles de cours universitaires, des ateliers. En rencontrant dans ces espaces la pédagogie, la programmation devient un problème de transmission. Nous sommes également sensibles à ce qui dépasse ou précède l’expérience de la séance, en particulier aux documents qui guident la recherche d’un programme mais aussi aux objets éditoriaux qui accompagnent une projection, en amont ou en aval de l’événement. En ce sens, programmer peut ne pas se résumer à un simple choix de films à (re-)découvrir, présenter et projeter. Raconter une histoire de programmation, donc, ne signifiera pas lister une série de cinéastes, salles et dates. Chaque programmation se fabrique à travers un itinéraire complexe fait de rencontres plus ou moins fortuites, voyages proches et lointains, archives oubliées, lieux de diffusion, livres, amitiés, engagements politiques, négociations subtiles.

Faire une playlist en ligne, est-ce déjà amorcer une programmation ? Comment reconnaître et encourager les gestes de programmation amateurs, au sens le plus noble du terme, et diffus que les milieux numériques favorisent ? Comment programmer des films inexistants, jamais financés, achevés ou archivés ? Quelles stratégies pour faire exister des films dépourvus d’infrastructures de distribution en Afrique subsaharienne ? Peut-on programmer la bibliothèque d’un cinéaste ? Quelle est la ligne de partage entre la projection et l’exposition ? Peut-on parler de programmation élargie ? Le geste de programmation se substitue-t-il aux médiateurs parfois invisibles que furent le bonimenteur ou le projectionniste ? Une plateforme numérique est-elle une métaprogrammation faisant appel à nos curiosités, nos sélections et nos partages ?

Telles sont les questions qui amorceront nos récits et inspireront nos propositions de visionnage. Ces interrogations croisent des problèmes pratiques et des réflexions théoriques, conjuguent un point de vue en surplomb de l’écosystème cinématographique et un regard situé au cœur des expériences vécues. Les registres multiples et complémentaires convoqués dans Histoires de programmation prolongent les travaux du numéro 33 de La Revue Documentaires, qui a réuni un riche ensemble de voix : cinéastes, chercheuses, programmatrices, enseignants. Au fil de projections, de conférences performées et de débats, ce séminaire se propose d’explorer et de documenter l’état actuel et le statut de la programmation entre recherche et création.

Érik Bullot et Jacopo Rasmi

Coordination : Érik Bullot et Jacopo Rasmi.
Avec Raphaël Cuomo, Maria Iorio et Léa Morin.

 

Première journée

Matin

Présentation du séminaire et des invités, Érik Bullot et Jacopo Rasmi

EXPOSER LA PROGRAMMATION
Conférence illustrée par Érik Bullot

Étude de cas. Le cinéaste Boris Lehman a fait don de sa bibliothèque à l’École nationale supérieure d’art de Bourges. Quel est le statut d’une bibliothèque de cinéaste ? Comment peut-elle répondre aux enjeux contemporains de la programmation ?

Suivie de la projection de :

  • Histoire d’un déménagement, Boris Lehman, 1967, 11’
  • Choses qui me rattachent aux êtres, Boris Lehman, 2010, 15’

Après-midi

BASTA. LES FILMS QUI N’EXISTENT PAS EXISTENT

Séance proposée par Léa Morin

Peut-on archiver et programmer des films qui n’existent pas ? Quelle place peut-on donner dans nos histoires du cinéma aux souffles, aux désirs et aux blessures ? Comment restituer un cinéma empêché et non advenu face aux violences de l’Histoire ? Quels gestes peut-on déployer pour prendre soin de ces récits abîmés, sans en effacer ni leur fragilité, ni leurs combats ? Comment se situer dans cette recherche ?

De dérives en accumulation, d’hypothèses en fabulation, des récits multiples émergent de nos gestes de recherche et de programmation. Cette lecture imagée (films, extraits, rushes, images, paroles) est une tentative d’en partager la matière et les mouvements, et de repenser nos pratiques, en allant vers la constellation, le collectif, l’explosion des contours, pour relier, associer, composer et articuler au lieu de diviser.

Partie 1

Partie 1 : Les archives du cinéaste et poète Ahmed Bouanani, les revues de cinéma CinemArabe et Cinéma 3, des « études » documentaires en Pologne, manifestes décoloniaux, le film inexistant Basta de Mehdi Ben Barka, le Guide des films anti-impérialistes de Guy Hennebelle, mourir pour des images.

Partie 2

Partie 2 : rushes d’une non-cinéaste Rabia Teguia, pédagogies radicales du cinéma à Vincennes, programmer le cinéma autrement à la Cinémathèque algérienne, aux JCC et aux Rencontres du cinéma militant de Rennes, le cinéma au féminisme, le cinéma manquant de Madeleine Beauséjour.

Soir

Séance publique

  • Deux Festivals à Grenoble, Atiat El Abnoudi, France, 1974, 29’
  • Exprmntl 4 Knokke, Claudia von Alemann, 1967, Allemagne, 45’

Deuxième journée

Matin

PROGRAMMATIONS INFORMELLES & CINÉMATHÈQUES DE L’OMBRE

Conférence sur desktop de Jacopo Rasmi

Et si la programmation était un geste ordinaire et informel qui se glisse dans les salons, sur les réseaux sociaux ou encore dans une salle universitaire après les cours ? Et si les répertoires de films (plus ou moins légaux) étaient une invitation à programmer des diffusions collectives ? Au gré des rencontres et des désirs, dans la pénombre nous fabriquons notre Cineland : des espaces de cinéma hétéroclites, fragiles, aux ambitions parfois démesurées.

Suivie de la projection de :

  • À la Clef, cinéma de quartier, quartier général, Basile Trouillet, 2022, 5’
  • Akbar in Cineland, Jean-Marie Bénard, 1969, 30’

Après-midi

SITUATIONS DE CINÉMA

Conférence-performance de Maria Iorio et Raphaël Cuomo

Manifestés par différentes situations de cinéma, les gestes de programmation se sont invités dans notre travail artistique comme pratique collective et amatrice – caractérisée par l’amour, l’attention accordée à des productions vulnérables, marginalisées, oubliées des « cinémas mineurs », qui invitent pourtant à mettre en question les catégories des arts de l’image en mouvement et l’historiographie canonique du cinéma. La programmation a aussi pu devenir un objet de spéculation artistique et d’expérimentation, en explorant collectivement la forme de la film society et ses potentialités comme assemblée, comme occasion d’étude joyeuse, comme fête.

Suivie de la projection de :

  • Undead Voices, Maria Iorio / Raphaël Cuomo, 2019, 38’
  • Programme de films Super 8 d’Annabella Miscuglio composé en collaboration avec Annamaria Licciardello Fughe lineari in progression psichica (1973-76, 7’) ; Ritratti – Rony (1973 – 76, 4’), Paola (1973-76, 4’), Anna’s Textures (1973-76, 4’) ; Maitreya (1973-76, 6’)

Conversation générale avec l’ensemble des participants

Soir

  • Coconut Head Generation, Alain Kassanda, 2023, 89’

19/08/2024

10:00

Salle des fêtes

les films de la séance

Histoire d’un déménagement

Histoire d’un déménagement

Boris Lehman | 1967 | 10'

Choses qui me rattachent aux êtres

Choses qui me rattachent aux êtres

Boris Lehman | 2010 | 15'